
La vérité n’est pas toujours celle que l’on croit
Le lendemain de la conversation avec sa cliente, Gérard prit le train de 8 h 18 pour Bordeaux, bien décidé à rencontrer dans l’après-midi Claudie Raisnard, épouse Durville, du nom des célèbres chantiers navals. Lorsqu’il sonna à la porte d’entrée, il fut reçu par un domestique en livrée qui prit l’air de circonstance pour annoncer à son visiteur :
— Un grand malheur vient de frapper la famille. La sœur de Monsieur est décédée et Madame est partie ce matin rejoindre son mari à Paris. L’enterrement aura lieu après-demain en l’église de la Madeleine. Madame ne sera de retour que dans trois jours.
Gérard qui s’attendait à toutes sortes de résistances de la part d’un employé, dont la fonction principale était de protéger ses patrons, s’était concocté un discours qui devait lui ouvrir les portes du château. Seulement, après une telle nouvelle, il se sentait désarmé et ne pouvait que remettre sa visite à plus tard. Il prit congé sans oublier de présenter ses condoléances à la famille. Il hésita entre retourner à La Rochelle ou visiter Bordeaux en essayant de glaner un maximum de renseignements sur la belle-famille de Claudie. Finalement, il choisit de rester dans la capitale du vin, en bon vivant qu’il était, et, histoire de joindre l’utile à l’agréable, appela Chantal, la secrétaire des pompes funèbres pour lui proposer qu’elle le rejoigne. Celle-ci, enchantée de cette escapade amoureuse se fit remplacer sur le champ par une collègue et prit le train une heure plus tard, juste le temps de passer à son domicile prendre sa valise qu’elle tenait toujours prête au cas où !
Deux jours de « repos » sur lesquels la morale nous empêche d’en dévoiler les détails aux lecteurs.
Chantal reprit le surlendemain le T.E.R. pour La Rochelle. Les quarante-huit heures qu’elle venait de vivre la rendaient heureuse et confiante pour l’avenir. Il lui avait renouvelé son invitation parisienne et elle était bien décidée à le suivre pour le restant de sa vie. Pourtant ses expériences passées devraient la rendre plus prudente.
Gérard passa seul sa troisième nuit à l’hôtel de l’Opéra en plein centre-ville. Il regretta l’absence de Chantal et s’étonna de ses sentiments, serait-il tout simplement amoureux ? Il haussa les épaules comme pour s’exorciser. Dans le fond, en y réfléchissant bien, cela ne serait pas impossible. Laissons faire le temps, la suite en décidera.
Le côté professionnel reprit le dessus, il devait avoir cet entretien avec la belle-sœur le plus vite possible. Les renseignements grappillés sur elle n’étaient pas très flatteurs.
Un rapide coup d’œil sur sa montre pour contrôler l’heure : les deux aiguilles plantées sur le onze semblaient indiquer qu’il était onze heures moins cinq, si toutefois l’on pouvait se fier à cette montre achetée à la hâte dans une grande surface pour remplacer sa Rolex qui venait de lui être dérobée dans une rue commerçante par deux petits loubards en mobylettes. L’agression avait été si rapide qu’il n’avait rien pu faire et personne autour pour broncher ! Ses yeux lui faisaient encore mal, sa vision était troublée, les effets de la bombe « lacrymo » persistaient. La journée commençait mal, cette montre, Il y tenait, un magnifique cadeau d’une ex avant qu’elle ne le quitte.
Cette fois-ci le domestique n’évoqua pas une nouvelle absence pour refuser la visite, reconnaissant implicitement la présence de Claudie.
— J’ai averti Madame de votre passage, elle n’a pas très bien compris l’objet de votre visite au sujet de son frère dont elle est sans nouvelle depuis vingt ans. Compte tenu du contexte, elle ne pourra vous recevoir que quelques minutes.
C’était mieux que rien, Gérard s’attendait à une dérobade de la part de la belle-sœur. Le fait qu’elle accepte de le recevoir, même brièvement, était une surprise venant d’une personne comme elle. Le décès avait certainement joué en sa faveur et puis elle avait peut-être envie de se réconcilier avec son frère ? La famille se réduisait depuis qu’elle s’était brouillée avec sa sœur, si toutefois ce fait rapporté par un voisin se vérifiait.
Gérard qui attendait sous le porche, à l’abri du vent, vit venir vers lui une femme ravissante, le noir qui vieillissait généralement les femmes, lui allait à ravir. Elle s’approcha, arborant un grand sourire qui en disait long sur le peu de cas qu’elle faisait de la mort de la sœur de son mari. Elle n’était pas insensible au charme du détective, ce qui expliquait certainement son air ravi.
— Bonjour, vous souhaitiez me voir pour me donner des nouvelles de Raphaël, suivez-moi nous n’allons pas discuter de cela dehors !
Sans laisser le temps de répondre à son visiteur, elle l’entraina dans une marche rapide jusqu’à la salle à manger de la villa qui avait tout d’un petit château. Elle fit assoir son invité et sonna le domestique afin qu’il leur apporte à boire. Pour une courte entrevue, cela s’annonçait plutôt bien. Comment allait elle réagir lorsqu’elle apprendrait la vérité ? s’interrogeait le détective. Pesant le pour et le contre il jugea que le mieux était de ne pas tricher.
Le larbin revint avant qu’ils n’aient pu commencer leur conversation, à croire qu’il avait déjà tout préparé avant. Cela permettait au moins de ne pas être interrompu par la suite. À peine la porte refermée, Claudie dans son rôle de maitresse de maison prit la parole :
— Alors, Monsieur… dont j’ai oublié le nom, que me vaut cette visite ?
— Gérard Plantier, Madame. Je n’ai pas une bonne nouvelle à vous annoncer, j’ai assisté à l’enterrement de votre frère à La Rochelle, il y a tout juste quinze jours.
Claudie se laissa tomber dans le fauteuil, elle venait de prendre ces paroles comme une gifle. Elle qui rêvait depuis des années de se réconcilier avec son frère, aujourd’hui elle était seule, bien seule avec son argent. Elle resta deux ou trois minutes assommée par les mots que venait de prononcer cet étranger. Sa beauté n’était donc que tromperie, elle aurait dû se douter que rien de bon ne pouvait venir d’une telle personne. Le messager de la mort prenait souvent des allures angéliques.
Gérard respectait son silence, tout en se demandant si sa stratégie avait été la bonne, il aurait dû certainement le dire avec plus de tact. Maintenant que le mal était fait, il ne restait plus qu’à panser les plaies, si tant est que cela soit possible. Un doute envahit son esprit, il n’avait peut-être pas en face de lui le monstre auquel il s’attendait.
— De quoi est-il mort ? se força à dire Claudie d’une voix presque inaudible.
— Madame, je m’excuse de vous avoir annoncé le décès de votre frère si brutalement, je suis impardonnable d’avoir été aussi maladroit. Je viens de mesurer à quel point cette nouvelle vous touche. Je pensais que vous étiez fâchés.
— C’est ce que tout le monde pense et tout le monde se trompe, je n’avais rien contre mon frère, je sais le tort que je lui ai porté et je m’en veux, je souhaitais le rencontrer pour qu’il me pardonne. À quel titre avait-vous assisté à son enterrement ?
— Je ne vais pas vous jouer la comédie, je vous demande de m’écouter jusqu’au bout, après quoi vous pourrez me chasser si vous le souhaitez.
— Au point où j’en suis, faite, je vous écoute.
— Je suis détective, j’ai été engagé par Sandra Raisnard, votre belle-sœur, l’épouse de votre frère. Ils se sont mariés en Argentine dès leur arrivée dans ce pays qui les accueillit après la mort de votre père. Près d’un quart de siècle passé là-bas loin des leurs, vingt-deux ans exactement pour être précis. Ils ont deux enfants, Manuella et Pedro qui ne parlaient pas un mot de français au moment des obsèques, depuis ils mettent les bouchées doubles pour apprendre notre langue. Raphaël atteint de la même maladie que son père fut pris d’un malaise le trimestre dernier. Son médecin a jugé que son état nécessitait une greffe du cœur. Après deux mois d’hésitation, il s’est fait opérer à Paris, son organisme n’a pas accepté la transplantation, il est mort trois jours après l’intervention. Sa femme a fait inhumer le corps à La Rochelle dans un caveau qu’ils avaient réservé depuis une dizaine d’années dans la plus grande discrétion. Un avis de décès a été publié dans le journal Sud-Ouest à la fois dans l’édition de La Rochelle et celle de Bordeaux, Sandra pensait vous voir au cimetière. Votre absence n’a fait que renforcer l’idée que toute la famille s’était liguée contre eux.
— Mais c’est faux, je n’achète plus le journal depuis des années, autrement je serais venue à l’enterrement.
— Je vous crois, elle m’a chargé d’enquêter sur la mort de votre père et de la secrétaire.
— Nous y voilà ! J’ai toujours su que nous devrions un jour répondre de la folie de ma sœur.
Gérard continua son récit sans en changer un mot, bien que la phrase qu’il venait d’entendre méritait des explications et pouvait modifier totalement sa vision des choses. Cela renforçait l’idée qui germait dans son esprit : Claudie n’était peut-être pas celle que l’on croyait.
— Après avoir été chassé par sa mère qui lui reprochait d’avoir tué indirectement Henri, Raphaël lui demanda d’où elle tenait ses accusations, elle répondit que c’était sa fille qui avait recueilli par téléphone les dernières paroles de son père. Dans la tête de Raphaël, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, vous aviez manipulé votre mère pour l’écarter de la présidence et saboter son union avec Sandra, du coup ils ont émigré en Argentine comme deux pestiférés.
— Mais ce n’est pas vrai, je n’ai rien fait, j’ai accepté la présidence parce que Raphaël l’avait refusé. Les chantiers navals de Bordeaux nous suffisaient, ce n’était pas la peine d’alourdir la gestion en prenant ceux de La Rochelle. Vous vous trompez de sœur. C’est vrai que j’ai quitté l’entreprise familiale sur un coup de tête. Ce n’était pas une question de salaire, juste que je ne supportais pas que mon père ne me fasse pas confiance, seul Raphaël comptait à ses yeux, je n’étais pas jalouse pour autant. Peu de temps après mon embauche à Bordeaux, j’ai eu la chance de faire signer un gros contrat. Le patron m’a félicité et m’a invité le soir même à diner au restaurant. Je n’ai pas cherché à le draguer, c’est lui qui est tombé amoureux de moi. Au début j’ai refusé ses avances, il a insisté et m’a dit qu’il venait de demander le divorce. Je le trouvais drôle et séduisant, la suite vous la connaissez.
— Je veux bien admettre que vous n’êtes pour rien dans le départ de votre frère, alors pourquoi votre mère lui a refusé la présidence ?
— Pour l’éloigner et venir au secours de Nicole sa chouchoute.
— Je ne comprends pas ce que vient faire votre sœur dans cette affaire ?
— Nicole a toujours été suivie pour des troubles neurologiques, elle souffrait d’un dédoublement de la personnalité. Quand elle a découvert que la secrétaire était la maitresse de Papa, elle a voulu venger Maman. Son idée première était d’empoisonner papa sans intention de le tuer et faire porter le chapeau à Huguette qui lui préparait habituellement ses médicaments. Elle avait tout calculé, un nombre suffisant de gouttes pour déclencher une crise cardiaque. Il ne resterait plus qu’à demander au médecin, si cela ne pouvait pas provenir d’une erreur de médication, auquel cas la coupable serait toute désignée en la personne de la secrétaire. Malheureusement les choses ne tournèrent pas ainsi, Huguette, appelée à l’école pour reprendre son fils souffrant, était absente lorsqu’Henry but sa potion et ne put entendre ses cris de détresse. Le médecin connaissant l’état de santé de son patient délivra le permis d’inhumer sans se poser de questions. Nicole avoua à sa mère son geste sans un regret en rajoutant que désormais Papa ne lui serait plus infidèle. Maman décida de ne rien dire et était prête à endosser le crime en cas d’enquête, pour que Nicole n’aille pas en prison ou pire termine ses jours dans un hôpital psychiatrique. En laissant croire à tout le monde que le décès était dû à un choc émotionnel lié aux tracas financiers créés par les dettes de Raphaël, le coupable moral était tout désigné. La police ne pouvait rien faire. Raphaël n’avait commis aucun crime de répréhensible.
— Pourquoi éloigner votre frère et le couvrir ainsi de tous les péchés du monde ?
— Huguette aurait eu très vite des soupçons et la seule personne de la famille à qui elle pouvait se confier, c’était Raphaël. S’il y en avait un qui pouvait comprendre leur amour clandestin, c’était lui. Maman n’a pas voulu prendre ce risque et puis elle était farouchement opposée au rapprochement des deux familles ennemies. En éloignant son fils définitivement elle faisait d’une pierre deux coups, elle n’a pas réfléchi à l’avenir de l’entreprise. Elle a envoyé Nicole se reposer en Suisse plusieurs mois. Lorsque ma sœur est revenue, elle avait dans la tête de poursuivre son œuvre destructrice en éliminant Huguette. Maman a proposé à Huguette de l’argent pour qu’elle démissionne et s’en aille. Celle-ci non seulement a décliné son offre mais pour bien faire comprendre que son refus n’était pas négociable, lui a révélé qu’Henry était le père de son fils et qu’elle allait le faire savoir. Il avait droit lui aussi à sa part du gâteau. Pour Maman le ciel venait de lui tombait sur la tête, le scandale allait éclater. Elle a quitté Huguette complètement désemparée et a commis l’erreur d’en parler à Nicole. Le lendemain Huguette était retrouvée pendue dans son bureau.
— Comment votre sœur a-t-elle pu convaincre la secrétaire de se pendre ?
— Nicole avait mis une dose de cyanure dans sa bouteille de jus d’orange et elle a attendu que le poison fasse son effet. Quand elle s’est rendu compte qu’elle était morte, elle a prévenu Maman pour l’aider à la pendre, seule elle n’y serait jamais parvenue.
— Votre mère s’est donc rendue complice de cette mort ?
— Oui, pour protéger sa fille qui avait commis ce crime pour la venger, elle se sentait responsable de ces actes.
— Et vous dans tout cela, vous n’avez rien dit, vous avez laissé faire par esprit de famille !
— Je ne savais rien, je n’ai pas eu un seul soupçon à l’époque. Contrairement à ce que Sandra a pu penser, j’étais très affectée par la mort de Papa et le départ de Raphaël. Pour compléter le tableau familial, je percevais des signes chez Nicole que j’attribuais à l’émotion. Elle m’a demandé de démissionner de l’entreprise, j’ai immédiatement accepté. Elle n’était plus en mesure de travailler depuis de nombreux mois et sans notre lien de parenté, je l’aurais licencié depuis longtemps. Quant à la liaison entre Papa et Huguette, J’ignorais tout de leur amour.
— Quand l’avez-vous apprise ?
— Il y a une dizaine d’années, lorsque Maman a été hospitalisée. Sa santé s’est brusquement détériorée quand il a fallu interner Nicole. Deux jours avant sa mort elle m’a fait ces confidences. J’ai bien essayé de retrouver Raphaël. La seule adresse que j’ai pu obtenir était le numéro de la boite postale à Londres, mais la lettre m’a été retournée. J’ai recherché Nicolas, le fils d’Huguette, j’ai appris qu’il avait été confié à Christophe, chauffeur aux pompes funèbres. J’ai engagé un détective qui m’a appris que ce Christophe était le frère d’Huguette, donc l’oncle de Nicolas. Le petit ignorait tout de l’identité de son père, je n’ai pas eu le courage de lui révéler. J’ai été lâche une fois de plus.
« Pour les deux crimes, il y avait prescription, pourquoi remuer la boue qui aurait rejailli sur la famille et l’entreprise. Ma sœur avait commis deux meurtres parfaits. Vous voyez, je vous ai tout dit. Je suis lasse, je voudrais voir Sandra et mes neveux, je ne sais pas s’ils pourront pardonner mon silence et pour Nicolas, il a droit à sa part du gâteau.
— Je vais prévenir ma cliente et lui demander de venir vous voir, à moins que ce soit vous qui fassiez le déplacement. Je vous rappelle demain en fin de soirée.
— Ne pourriez-vous pas me donner son adresse ?
— Un peu de patience, vous comprendrez que je dois obtenir son autorisation.
— Je comprends.
— Je suis soulagée, depuis dix ans que je gardais pour moi ce secret, cela devenait insupportable. Merci ! Je vous raccompagne