L'incendie n'avait pas tout effacé

Chapitre I
Une invitation qui tourne au désastre

Samedi 16 juillet 2022 à Paris,

Ce samedi restera gravé dans la mémoire de Nicolas Dubreuil. Contrairement à ses habitudes, il s’était levé à huit heures ce matin-là alors que le week-end, il dormait jusqu’à midi. Mais cette journée différait de toutes les autres, car Nicolas avait décidé de célébrer ses trente-cinq ans de manière spectaculaire en invitant tous ses amis. Il avait également choisi cette occasion pour annoncer qu’il quittait le monde de la finance, où il avait exercé ses talents pendant près de quinze ans. Il savait que cette nouvelle serait accueillie avec enthousiasme par de nombreux collègues qui convoitaient sa place.

Dès la première sonnerie, Nicolas s’était précipité hors des draps et avait ouvert en grand la fenêtre dans l’espoir de rafraîchir la chambre. Malheureusement, la chaleur estivale atteignait des températures dépassant les vingt degrés. Depuis le mois de mai, le beau temps persistait sans relâche, et la canicule qui sévissait sur la capitale commençait à exaspérer les Parisiens peu familiarisés à de telles conditions climatiques. Nicolas avait abaissé les volets roulants afin de plonger la pièce dans une pénombre salvatrice, essayant ainsi de minimiser les méfaits du soleil implacable.

Il avait allumé le poste de télévision un peu par habitude. Une journaliste dressait l’inquiétant inventaire des feux de forêt qui ravageaient différentes régions du pays depuis plusieurs jours. Il monta le son au moment où elle s’attardait sur les incendies en Gironde, en particulier ceux de La-Teste-de-Buch près d’Arcachon. Intrigué. Il griffonna quelques notes sur un morceau de papier.

Nicolas, célibataire endurci, n’avait jamais ressenti le besoin de fonder une famille. La perte tragique de ses parents durant son adolescence avait modifié le sens de sa vie et ne l’incitait pas à vouloir transmettre ce drame à ses éventuels descendants. Pourtant, il n’était pas attiré par des relations homosexuelles et se contentait de conquêtes éphémères. Bien qu’il possédât tous les atouts pour séduire la gent féminine, il n’avait jamais réussi à rencontrer la compagne idéale. Sa beauté et sa richesse ne laissaient pas les femmes indifférentes, mais son caractère exigeant devenait rapidement un handicap majeur. Il supportait mal les contraintes et son humour glacial repoussait toutes celles qui succombaient à ses avances. Il atteignait l’âge où les individus donnent généralement le meilleur d’eux-mêmes, mais dans certaines professions, il s’agissait plutôt de l’apogée. C’était notamment le cas des tradeurs, qui, tout comme de nombreux sportifs, devaient se retirer avant la trentaine. Ce métier nécessite une concentration à toute épreuve. Depuis qu’il évoluait dans le monde de la finance, il était devenu l’un des plus brillants spécialistes de la place de Paris. Dans ce milieu, les postes se font rares et tous les coups sont permis si l’on désire conserver son emploi. Sa persistance s’apparentait à un exploit. Il savait qu’il ne tiendrait plus longtemps et avait amassé une belle somme d’argent dans le but de partir à la retraite, mais c’était sans compter sur la tragédie qui se jouait aux frontières de l’Europe. Au début de l’année 2022, la pandémie semblait s’éloigner, les populations occidentales rêvaient d’un retour dans le monde d’avant. Une frénésie d’achat s’abattit sur les pays victimes de la COVID. Au moment où les chiffres d’affaires recouvraient les couleurs de 2019, la guerre éclata au cœur de l’Europe. Les Russes, déjouant tous les pronostics des gouvernements européens, entrèrent sur le territoire ukrainien dans le but de renverser le régime en place. Seuls les Américains l’avaient annoncé dans l’indifférence générale. L’invasion de l’Ukraine par la Russie avait surpris tout le monde et particulièrement les marchés financiers qui détestent l’inconnu, du coup, la plupart des valeurs plongèrent dans le rouge entraînant les économies des pays riches dans une ère d’incertitude. Nicolas avait mis au point un système infaillible lui permettant ainsi de détourner une partie des gains. Mais jamais il ne s’en serait tiré sans la complicité d’un employé et ce dernier lui rappelait régulièrement qu’ils étaient associés dans cette affaire. Les méthodes qu’il appliquait avec succès avant le déclenchement des hostilités par les Russes s’avéraient désormais obsolètes. Son travail s’en trouva compliqué et il dut piocher dans ses réserves pour boucher les pertes. Maintenant, il se débattait avec les cours de bourse, seul contre tous. Il jouait à contre-courant, décourageant ses concurrents toujours à l’affût de sa chute. Même en période difficile, il existe des techniques permettant de dégager des profits et la chance lui sourit.

En bon célibataire endurci, il ne pouvait pas compter sur une présence féminine pour l’aider dans les tâches domestiques et animer la soirée, c’est pourquoi il avait confié à des professionnels le soin d’organiser la réception. Tout avait été programmé dans les moindres détails, et l’emploi du temps chargé ne souffrait d’aucun retard. Au fur et à mesure que les aiguilles de l’horloge avalaient les minutes, il passa de la tranquillité à un état d’agitation extrême. Ce jeune homme, dont la fonction exigeait qu’il garde à tout moment le contrôle de ses nerfs, tournait en rond comme un lion en cage dans son somptueux logement de la rue Spontini.

Il avait choisi d’habiter au cœur d’un des quartiers les plus chics de la capitale afin de bien montrer à ses relations qu’il avait les moyens de rivaliser avec les fils de bourgeois et faire oublier ses origines modestes. Son anxiété se transforma rapidement en colère. S’il s’en voulait personnellement, il accablait aussi son collègue Grégoire qui lui avait recommandé cette société d’aide à domicile. Pour vaincre ses dernières réticences, son ami lui en avait dressé une image dithyrambique et n’avait pas hésité à citer les noms de clients prestigieux habitués à s’adresser à eux. Il avait toutefois oublié de préciser ses liens familiaux avec les dirigeants. Nicolas attendit encore une heure avant de composer le numéro de téléphone. Il détestait les individus qui ne tenaient pas parole. Il accomplit un effort sur lui-même et annonça d’une voix qu’il tenta d’apaiser :

— Bonjour, je souhaiterais parler au patron de l’établissement « Tout est possible ».

— C’est moi-même, répondit son interlocuteur, que puis-je pour vous ?

— Ici, Nicolas Dubreuil, j’organise une petite fête ce soir et vous m’avez promis de vous occuper de tout dans le moindre détail. Je regrette de vous avoir fait confiance. Jamais tout sera terminé dans les temps, car personne ne s’est présenté chez moi.

— Oui, je me souviens parfaitement de vous, j’ai prévenu hier mes employés. Je leur ai donné l’ordre de partir directement chez vous ce matin. J’étais persuadé qu’ils avaient attaqué leur travail. Je me renseigne et vous rappelle de suite.

Nicolas Dubreuil frôlait la crise de nerfs quand la sonnerie retentit. Il décrocha, bien décidé à passer un savon au responsable de ce retard.

— Alors, ne me dites pas qu’ils sont tous tombés malades, je ne vous croirai pas.

— Non, je suis désolé, mes employés se sont mis en grève, ils exigent une augmentation de salaire dépassant mes capacités financières, rassurez-vous, je ne compte pas vous laisser seul. Ma femme et mes enfants vont m’aider à remplir cette mission. Nous arriverons chez vous dans une demi-heure.

— C’est très gentil de votre part, je saurais me montrer généreux. Je commençais à en vouloir à mon collègue Grégoire.

— C’est mon beau-frère et je ne voudrais pas que vous gardiez de nous un mauvais souvenir.

Une fois la conversation terminée, Nicolas s’assit dans un fauteuil et ses traits se détendirent.

Onze heures sonnaient à la pendule lorsque l’Interphone annonça l’arrivée des Marceau.

Nicolas ouvrit la porte en espérant que leur venue mettrait un terme à ses inquiétudes et à ce sujet, il fut exaucé.

La famille Marceau au complet se tenait face à lui prête à remplir sa mission. Quand les enfants comprirent le danger menaçant leur entreprise, ils répondirent présents sans hésiter. Jamais ils n’avaient été confrontés à un problème de ce genre, aucun des salariés n’avait osé nuire à la société qui les nourrissait depuis près de dix ans. S’ils ne manquaient pas de donner un coup de main de temps en temps lorsque leur emploi du temps leur en laissait la possibilité, jamais ils n’avaient montré une telle ardeur au travail. Pendant dix minutes, ils déchargèrent dans l’entrée tout le matériel nécessaire à la décoration du logement. Quand Marcel pénétra dans la salle à manger, il ne put cacher son admiration :

— L’intérieur de votre demeure ressemble à un château. J’ai visité un grand nombre d’appartements dans le seizième arrondissement et jamais je n’en ai vu un doté d’une pièce de cette dimension. Votre habitation figure parmi les plus belles du quartier. Je n’ai pas calculé la surface au centimètre près, mais je l’évalue à trois cents mètres carrés.

— Vous approchez de la vérité. L’acte de vente stipule trois cent vingt-trois mètres. L’ancien propriétaire possédait deux logements mitoyens qu’il a réunis en un seul, c’est pourquoi le salon mesure plus de cent mètres carrés. L’architecte a fait casser le mur de soutien et l’a remplacé par cet arceau en béton donnant ainsi à la pièce un petit air médiéval. Monsieur Drapier était un homme original au sens du grandiose exacerbé et j’ai eu beaucoup de mal à le décider de passer chez le notaire, car il y tenait beaucoup.

— Je ne sais pas quels arguments vous avez employés, seulement, je dois admettre que vous possédez un pouvoir de conviction hors du commun.

— Ce monsieur était un de mes clients et il s’était lancé dans des opérations hasardeuses au point de miser toute sa fortune. Je l’ai aidé à se renflouer à condition qu’il me vende son appartement.

En qualité de patron, Marcel Marceau inspecta les lieux et après plusieurs minutes de réflexion, répartit les actions en fonction des compétences de chacun. Nicolas partit se réfugier dans un coin d’où il pouvait observer la transformation des locaux sans perturber le travail de la famille Marceau.

Lors de ses premières années dans le monde bancaire, Nicolas effectuait souvent des déplacements en province voire à l’étranger qui l’obligeait à louer une chambre d’hôtel. Outre qu’il déclarait les notes en frais professionnels, il n’était pas astreint aux tâches domestiques dont l’aspect l’avait toujours rebuté. Quand il formula le vœu d’acheter son appartement, il engagea, moyennant finance, une femme pour entretenir son logement dans un état de propreté rarement égalé. Comme elle opérait en son absence, il n’avait jamais pu mesurer l’effort qu’elle remplissait pour obtenir ce résultat. La vue de cette famille réalisant des gestes qui lui rappelait sa mère le replongea dans ses années d’enfance du temps où ils vivaient tous ensemble. Celle-ci était une maniaque du nettoyage et ne tolérait pas de se faire aider par un autre, Nicolas n’eut jamais besoin de s’occuper des tâches domestiques en cela, il avait hérité des gênes de son père. Quand ses parents moururent dans l’incendie de leur maison, le parquet chargea un juge d’enquêter. Nicolas, un moment soupçonné, fut innocenté grâce aux déclarations de son ami Grégoire qui jura qu’ils jouaient ensemble lors du drame. Après deux mois d’investigation, l’affaire fut classée et la justice confia l’éducation de Nicolas à son oncle qui s’en débarrassa en le plaçant en pension dans une institution privée. Certes, il effectua des études qui lui permirent d’obtenir un diplôme prestigieux, mais il manqua d’affection durant sa période d’adolescence et en garda des séquelles par la suite.

Le spectacle qui lui était donné le captivait au point d’oublier de déjeuner. À quatorze heures, son estomac lui rappela qu’il devait le contenter. Il sortit sur la pointe des pieds et se rendit à la brasserie d’en bas, où il commanda au comptoir un sandwich jambon beurre et un demi de bière qu’il expédia en moins de cinq minutes. Le patron du bar étonné de voir ce virtuose de la finance fréquenter son établissement lui posa la question.

— Votre visite nous honore, monsieur Dubreuil, j’en déduis que votre cuisinière est partie en vacances.

— Non, ce soir je donne une fête et j’ai dû confier à des professionnels le soin d’installer la déco et la sono afin de recevoir dignement mes invités.

Nicolas quitta la brasserie, certain que la nouvelle se répandrait dans tout le quartier en moins d’un quart d’heure.

Il rentra directement dans son appartement et reprit place dans son fauteuil avec la ferme intention de surveiller la suite des événements.

À seize heures, toutes les pièces étaient nettoyées et rangées. Marcel devait encore régler l’épineux problème de l’agencement des convives durant le repas. Les dimensions gigantesques de la salle à manger se prêtaient à diverses combinaisons, seulement cela dépendait du nombre de participants. Marcel jeta un coup d’œil sur le papier qu’il avait griffonné lors de la prise de contact, il ne vit aucune donnée concernant les invités, il avait simplement coché plus de vingt dans la case de l’imprimé. Il s’en voulut d’avoir bâclé l’entretien de peur de froisser son client. Maintenant, il devait poser la question à l’intéressé au risque de passer pour un amateur. Il œuvra de manière insidieuse :

—  Vous avez prévu un buffet ou un repas traditionnel.

— Un mixte, buffet en entrée suivi d’un plat chaud, fromage et dessert. Le grand jeu !

— Vous préférez asseoir les convives autour d’une table en L ou les répartir par groupes de huit ou dix.

—  La deuxième solution me paraît bien meilleure.

Marcel envoya sa femme et ses enfants récupérer le mobilier ad hoc pendant qu’il dressait le plan de salle.

Une heure plus tard, l’appartement était en mesure d’accueillir les amis de Nicolas. Celui-ci tint à remercier monsieur Marceau du travail effectué :

— Vous avez sauvé ma soirée et tous les mots qui me viennent à l’esprit sont très en deçà de ce que je ressens. J’entends majorer la somme convenue de cinquante pour cent.

— C’est beaucoup trop, nous avons seulement respecté notre engagement.

— J’insiste, poursuivit Nicolas en tendant un chèque que monsieur Marceau accepta avant d’annoncer :

— En ce qui nous concerne, nous avons rempli notre cahier des charges, nous vous laissons avec le traiteur et les musiciens.

Ces propos déclenchèrent chez Nicolas un début de panique. Il regarda trois fois sa montre et se frappa le front.

Madame Marceau, le voyant dans cet état, soupira en murmurant.

— Eh bien, la journée n’est pas terminée.

Elle crut bon de venir en aide à son mari.

— Monsieur Dubreuil, pourquoi vous mettez-vous en colère ? Mon époux ne vous a rien dit d’inquiétant.

— Non, mais lorsque j’ai passé une commande auprès du célèbre restaurateur Lenôtre, son employé m’avait promis de me téléphoner avant midi et comme je demeure sans nouvelles, je crains le pire. Vous m’accordez deux minutes, le temps de les joindre.

— J’espère que leur personnel n’a pas déposé un préavis de grève, répondit Marcel Marceau en rigolant.

Nicolas sortit son mobile de sa poche et composa le numéro du traiteur. Une hôtesse le fit patienter quelques minutes avant de revenir vers lui :

— Monsieur Dubreuil, mon responsable s’étonne de votre appel, car hier vous lui avez demandé d’annuler la commande et vous vous êtes engagé à nous dédommager à hauteur de trente pour cent. Évidemment, dans ces conditions, nous avons été obligés de respecter votre choix.

— Je ne me souviens pas vous avoir téléphoné, quelqu’un a usurpé mon identité.

— Si c’est le cas, nous vous présentons toutes nos excuses, jamais nous n’avons été confrontés à ce genre de blague. Mais je vous dois la vérité, nous ne sommes pas en mesure de vous livrer ce soir.

Nicolas raccrocha le combiné et se laissa tomber dans le fauteuil la tête entre ses bras. Il était à deux doigts de craquer. Les mots prononcés par Marcel Marceau plongèrent Nicolas dans une profonde réflexion :

— Quand mes employés ont déclaré forfait, j’ai pensé à un banal conflit patron salarié, maintenant je suis persuadé que c’était contre vous. Il y a une personne dans votre entourage qui ne vous apprécie pas.

Nicolas chercha parmi ses relations qui auraient pu lui en vouloir à ce point. Il songea à ces deux collègues qu’il n’avait pas volontairement invitées, peut-être l’un des deux a décidé de se venger. Il réglerait ses comptes plus tard, dénicher un traiteur capable de reprendre au pied levé la commande devenait l’urgence numéro un. Il se tourna vers son sauveur :

— Vous connaissez beaucoup de monde dans le milieu des festivités, avez-vous une idée permettant de me sortir de ce mauvais pas.

— Je possède parmi mes relations un ami qui sans atteindre la renommée de Lenôtre est très apprécié de ses clients, je vais lui demander s’il peut vous livrer avant vingt heures, dans le cas contraire, il me dirigera vers un confrère qui se fera un plaisir de vous dépanner.

— C’est trop aimable à vous. Je vais croiser les doigts pour que vous ayez raison. Je ne m’imagine pas quémander deux ou trois saucissons dans toutes les charcuteries du quartier.

— Avant que je le joigne, rappelez-moi le nombre de convives et si possible leurs préférences alimentaires ?

— J’ai lancé une quarantaine d’invitations et je n’ai aucune idée de leurs attirances.

Nicolas attendit, le cœur serré, la réponse du traiteur.

Une demi-heure plus tard, un accord était conclu avec le collègue de Marcel Marceau. La différence de prix en aurait convaincu plus d’un, sauf Nicolas qui, comme beaucoup de bobos, y voyait un gage de qualité, encore un tabou qui s’écroula quand il goûta les mets apportés par l’ami des Marceau. Il n’hésita pas à offrir un dédommagement financier substantiel au traiteur qui l’accepta sans rechigner.

 

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Date de dernière mise à jour : 12/11/2023

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