Les derniers jours de Pierre Giboux

 

 

 

Bon anniversaire.

Listrac-Médoc, le 12 octobre 2012

Ce vendredi 12 octobre 2012, Pierre accueillait avec faste ses invités, pour célébrer ses soixante-dix ans dans sa propriété. Cinq ans auparavant, il était parti à la retraite dans la plus stricte intimité. Il n’avait pas trouvé à l’époque cet évènement particulièrement joyeux. Longtemps, il avait espéré passer à travers les mailles du filet ; alors, quand le P.D.G. lui annonça qu’il mettait fin à leur collaboration, il le prit comme un camouflet. Il eut beau faire valoir ses états de service, le patron ne pouvait plus le conserver dans l’entreprise sans se mettre à dos les syndicats, et puis, tant pis si la société se privait d’un commercial de talent. L’important était de respecter la loi et personne ne pouvait y déroger, même si nombre de syndicalistes partageaient, avec la direction, la crainte de voir baisser dangereusement le carnet de commandes en laissant partir Pierre Giboux. Il ne s’agissait nullement d’une sanction à son égard, juste l’application du droit du travail. Les délégués refusèrent de faire une exception à la règle. Une semaine plus tard, Pierre serrait la main de son patron et assistait au pot d’honneur que la société avait prévu pour son départ. Ses collègues l’enviaient et attendaient avec impatience de pouvoir goûter, eux aussi, au repos après une vie professionnelle bien remplie. Ils ne comprenaient pas son acharnement à s’accrocher à son poste. Pierre avait passé toute sa vie à se battre pour gravir les échelons de l’entreprise. Il supportait mal ce renvoi, le cœur n’y était pas. Après le discours flatteur du directeur général, il trinqua avec ses collègues pour la forme et s’éclipsa rapidement. Heureusement, un nouveau métier l’attendait en province.

 

Aujourd’hui, pas question de commémorer un changement d’activité. Il voulait seulement enterrer sa vie d’homme actif avant d’entrer de plain-pied dans le troisième âge. Le temps défilait inexorablement et le passage dans une nouvelle décennie l’inquiétait. Pour la première fois de son existence, il se sentait vieillir. Il s’était rangé à l’idée de sa femme de faire une grande fête pour exorciser ses démons et revoir une dernière fois ses amis. Tous avaient répondu présents, ses enfants, ses petits-enfants, ses beaux-frères, ses belles-sœurs, ses neveux, ses nièces et ses nombreux amis. Il avait toutes les raisons apparentes d’être heureux. Il avait réussi dans la vie, lui, le fils de la Jeanne, la pauvre, la sans-le-sou, la bohémienne. Cependant, à l’issue d’une courte nuit passée après ces festivités, il avait décidé de quitter ses proches pour s’évanouir dans la nature. Il était las de toute cette vie facile.

Pierre Giboux et sa femme Camille s’étaient retirés dans le Bordelais où sa belle-famille possédait un château classé dans le vignoble du Médoc. Après sa mise à la retraite, il avait jeté toutes ses forces dans la bataille pour redresser l’entreprise familiale qui, deux ans après la mort de son beau-père, était au bord du dépôt de bilan. Il n’y connaissait rien en matière viticole, mais il était commerçant dans l’âme et, grâce à son don, il avait fait tripler la production. Il avait terminé sa brillante carrière en tant que directeur des ventes d’une grosse multinationale. Même les plus mauvaises années, il n’osait pas annoncer ses primes pour ne pas offusquer ses amis d’enfance qu’il avait conservés malgré l’énorme différence sociale qui les séparait. Il avait vécu une grande partie de sa jeunesse en banlieue du côté de Bobigny, dans ce que l’on appellera plus tard : la zone. Camille et Pierre avaient une fille, Sandra, et deux fils : Thomas, qui résidait aux États-Unis depuis que son père avait pris la direction du château, et Didier, qui habitait à Paris, comme Sandra.

Ses trois enfants avaient bénéficié de toute l’aide matérielle nécessaire pour affronter la vie. Seule, sa fille, Sandra, était douée pour les études, elle était devenue une brillante avocate d’affaires. Elle avait épousé le célèbre journaliste Jacques Duquesnoy, qui travaillait pour Reporters sans frontières. Leurs deux enfants marchaient sur leurs traces. Pierre n’avait aucun souci quant à leur avenir. Pour les deux garçons, c’était différent. Ils n’avaient pas hérité de cette farouche volonté de réussir qui habitait leur père depuis son plus jeune âge. L’argent facile les avait chloroformés. Ils avaient terminé péniblement des études de commerce dans une école privée, où le montant versé améliorait sensiblement le classement. Ils n’avaient pas connu la galère comme les autres jeunes de leur âge pour trouver leur premier emploi. Thomas dirigeait la filiale de New York qui s’occupait de la distribution des bouteilles pour les USA et le Canada. Il était épaulé par un homme dynamique qui n’avait pas la chance de porter le nom de la société. Didier travaillait dans une firme chargée de la promotion des produits du Château. Il n’était pas marié. Sa vie sentimentale était très instable, son dernier petit ami, musicien, à ses heures perdues, vivait à ses crochets depuis plus d’un an et par voie de conséquence aux frais de l’entreprise familiale.

Pierre avait connu une tout autre enfance, qui l’avait marqué pour le restant de ses jours. Sa mère l’avait élevé seule dans des conditions matérielles plus proches du quart-monde que de la bourgeoisie dans laquelle il s’était vautré durant toute sa vie d’adulte. Malgré tout l’amour qu’il avait conservé pour elle jusqu’au dernier jour, il lui en voulait de ne pas lui avoir dévoilé le nom de son géniteur. Pour le peu qu’il en savait, il était le fruit d’un viol. À dix-sept ans, un ami de son grand-père avait abusé de Jeanne. L’honneur de la famille passait avant toute autre chose, dans cette tribu manouche. Le patriarche, fidèle aux traditions, avait chassé sa fille comme une pestiférée, préférant croire sur parole à l’innocence de son ami d’enfance plutôt que sa propre enfant. Jeanne était allée accoucher chez la sœur de sa mère en Provence du côté de Marseille.

1942, la France était coupée en deux. La partie nord et la côte Atlantique étaient sous administration allemande, un joli terme pour désigner une occupation militaire. Une à une, les libertés, chères aux Français, furent bafouées, le couvre-feu fut imposé dans toutes les villes. L’armée allemande était secondée par la gendarmerie française, dont le zèle de certains éléments étonnait les Allemands eux-mêmes. Des citoyens, en quête d’ordre, se réunissaient dans des milices et faisaient régner la terreur sur nombre de leurs compatriotes. Le reste du pays formait ce que les Français appelèrent à tort la « zone libre ». Hitler avait concédé, pour ce territoire, un simulacre de pouvoir qu’il avait confié au maréchal Pétain ; un vieillard de quatre-vingts ans qui agitait son rôle de vainqueur dans la guerre de 14-18, comme d’autres affichaient leurs diplômes.

 L’envahisseur n’avait pas encore investi la région de Marseille en ce mois de juillet. Le régime de Vichy, l’allié inconditionnel des Allemands, menait la vie dure aux Tsiganes. Leur sort était comparable à ceux des juifs. Une fin atroce attendait ces pauvres malheureux. Officiellement, on ne parlait pas encore de déportation, mais la peur régnait au sein du clan Giboux. Raymonde, la tante de Jeanne, était particulièrement inquiète depuis qu’elle en avait la garde. La présence d’un nourrisson ne ferait qu’aggraver les choses en cas de départ précipité.

Le 21 juillet, par plus de 35° à l’ombre, Jeanne accoucha d’un petit garçon de plus de 3,5 kilos. Pas question de clinique ni de médecin pour mettre son enfant au monde. Les femmes de la tribu s’étaient relayées pour aider la future maman dans cette caravane surchauffée par le soleil. Contre toute attente, le nouveau-né survécut aux rudesses de l’époque. Ses pleurs retentirent dans tout le campement. Une femme sortit en hâte de la roulotte en s’écriant :

— C’est un garçon !

La nouvelle se répandit immédiatement dans tous les alentours. Pierre devenait l’enfant de la tribu.

Comble de l’ironie, pendant que Jeanne accouchait, les gendarmes emmenaient sa famille restée en région parisienne pour une destination sans retour. La conception de Pierre l’avait sauvée d’un destin tragique.

Tout préparait le petit Pierre à vivre jusqu’à la fin de ses jours dans une roulotte misérable. Personne n’aurait misé un malheureux écu sur ce petit garçon aux yeux bleus.

L’information sur les arrestations des Tsiganes en zone occupée se répandit dans la cité phocéenne comme une traînée de poudre, entraînant aussitôt une profonde panique dans la communauté des gitans. Ils n’étaient plus en sécurité dans ce pays. La famille Giboux décida de s’exiler en l’Espagne avant de rejoindre l’Algérie.

Les gendarmes les surveillaient depuis quelques semaines. Il était grand temps de se mettre à l’abri. Ils choisirent de prendre la route huit jours après la naissance de Pierre. La météo leur apporta involontairement le coup de pouce nécessaire. Après deux mois de canicule, les orages éclatèrent juste une heure avant leur départ. Le mauvais temps ne facilitait pas leur exode, la pluie et le vent ralentissaient l’avancement des caravanes, les chevaux s’embourbaient fréquemment dans la terre détrempée. Ils préférèrent quand même prendre la route dans ces conditions plutôt que de remettre au lendemain leur projet. Ils étaient persuadés que les autorités ne seraient pas présentes dans les environs pour les arrêter. Les faits leur donnèrent raison, les gendarmes choisirent de rester bien au chaud dans leur casernement au lieu d’affronter la tempête. Ils pensaient qu’avec de telles conditions climatiques, leurs bohémiens n’iraient pas jouer les filles de l’air. Le lendemain, quand le brigadier Marceau se présenta pour les appréhender, il n’en crut pas ses yeux, le terrain était vide. Juste des traces dans la boue pour rappeler que des caravanes avaient séjourné ici. Il repartit terriblement inquiet quant aux réactions de sa hiérarchie. Il priait le ciel qu’elles ne soient que verbales, il redoutait une sanction disciplinaire comme celle infligée, la semaine passée, à un de ses collègues qui avait été muté à Dunkerque, alors que d’autres parlaient de l’Allemagne.

Jeanne n’avait pas encore fêté ses dix-huit ans quand elle franchit la frontière espagnole. Le voyage avait duré cinq jours. Ils circulaient essentiellement de nuit. Le jour, ils se cachaient dans des espaces boisés. Ils furent soulagés de quitter la France, qui déportait massivement les juifs et les Tsiganes. Ils n’avaient pas d’emploi stable et étaient habitués à vivre chichement, le pays leur importait peu. Pour la tribu, la langue n’était pas un problème, surtout l’espagnol, car la moitié de la famille était originaire des terres d’Aragon. Après la chute de Madrid le 29 mars 1939, l’Espagne pansait ses plaies. Le général Franco et son armée venaient de remporter la guerre civile qui, en trois ans, avait décimé plus d’un million de concitoyens. La péninsule ibérique occupait à cette époque une place particulière dans l’Europe en guerre. L’Espagne exsangue n’avait pas les moyens de se lancer dans le conflit qui déchirait tous les états du continent. Le Caudillo (le guide) tenait le pays en main, il flattait Hitler, mais conservait une indépendance totale. Les réfugiés ne seraient jamais inquiétés par le troisième Reich.

La mère et l’enfant restèrent deux ans avant d’embarquer pour l’Algérie à bord d’un cargo qui aurait dû depuis longtemps être retiré de la navigation. De cette période, Pierre, évidemment, n’en avait gardé aucun souvenir. Mais, sa mère lui en avait tellement parlé, que ce voyage était présent dans son esprit comme s’il avait eu une dizaine d’années à l’époque.

Depuis plusieurs mois, Pierre envisageait de tout quitter, de partir loin de cette propriété et de revenir à l’état primitif, comme les animaux sauvages, afin de passer ses derniers jours en liberté. Il lui manquait juste cette petite étincelle qui lui permettrait de mettre son projet à exécution. Depuis un mois, un rêve revenait presque toutes les nuits le visiter, dans lequel il se voyait remonter le temps. La scène débutait toujours de la même façon, il avait une vingtaine d’années et parcourait à l’envers le chemin de sa vie. Il quittait Bobigny, pour se retrouver dix ans plus tôt en Camargue. La séquence suivante le menait en Algérie avant de faire un bref passage en Espagne, l’intrigue le conduisait immanquablement à Marseille dans la peau d’un nourrisson. Il se réveillait sur l’image de sa mère en train d’accoucher.

Il était fatigué de cette existence qui ne lui convenait plus. Mais, entre les mots et les actes, le gouffre qui les sépare est souvent énorme. Il serait certainement resté, par habitude, pour finir ses jours dans cette posture, s’il n’y avait eu ce coup de téléphone, le 15 septembre 2012 à 20 heures 15, au moment de se mettre à table.

— Allo, oui, qui est à l’appareil ?

— Mon nom ne vous dira rien, nous ne nous connaissons pas. Je veux juste vous informer que Sophia est décédée, j’ai trouvé des lettres dans ses affaires qui parlent de vous, elles sont accompagnées d’un petit mot écrit de sa main, où elle me demande de vous prévenir. Elle ne souhaitait pas que vous assistiez à son enterrement qui a eu lieu la semaine précédente, c’est pour respecter ses dernières volontés que j’ai patienté pendant une dizaine de jours avant de vous appeler.

— Ces lettres, vous les avez toujours ?

— Oui, elles vous attendent chez moi. J’habite près de Béziers dans un endroit dénommé le mas Castelnau. Vous trouverez, c’est facile.

En raccrochant, Pierre nota machinalement le numéro de téléphone affiché sur l’écran du combiné. Il fut pris de tremblements. Tout son passé remontait à la surface. Camille, sa femme, lui demanda :

— C’est encore un de tes amis d’enfance qui t’appelle, c’est vrai que, chez ces gens-là, on n’a pas l’habitude des bonnes manières. L’heure du dîner, ils ne connaissent pas avec leur caravane.

Pierre ne répondit pas, il ne souhaitait pas se lancer dans une polémique stérile. Ces arguments, il les avait entendus maintes et maintes fois. Il prétexta que le déjeuner avait été trop copieux pour ne pas venir à table.

— Ne m’attendez pas pour dîner, je n’ai pas faim.

Il se rendit immédiatement dans son bureau, verrouilla la porte et ressortit d’un placard une grosse boîte en fer bien cachée derrière une rangée de livres dont l’accès était fermé par un cadenas. La clé, accrochée à une chaîne en or, ne le quittait jamais. Il la gardait en pendentif autour de son cou. Par précaution, un double était à l’abri dans un coffre à la banque.

Camille lui avait une fois demandé à quoi servait cette clé, embarrassé, il lui avait répondu que c’était un cadeau. Elle n’avait pas cherché à en savoir plus. Il s’enferma dans la pièce et ouvrit la boîte. Les larmes coulaient sur ses joues. Le coffret contenait trois photos jaunies, des lettres et un médaillon sur lequel il était écrit : À Pierre, pour toujours, ta Sophia.

Pierre serait bien parti sur-le-champ, s’il n’y avait eu cette fête, cette foutue fête, à laquelle tous ses amis se faisaient une joie d’assister. Par amour pour Camille, il décida de patienter un mois. Cela lui laissait le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires.

Le lendemain du coup de téléphone, il rappela l’ami de Sophia pour lui dire qu’il était dans l’obligation de retarder sa venue d’un mois. Il supplia son interlocuteur de ne rien jeter avant son arrivée. Ce dernier lui en fit la promesse et renouvela son invitation pour respecter les dernières volontés de Sophia.

Ces quatre semaines furent un vrai supplice pour Pierre, il les vécut comme un zombie. Il se mit à compter les jours à l’instar d’un prisonnier qui attendrait la fin de sa détention ou qui serait suspendu à la décision du juge pour sa remise de peine. Plus le jour fatidique approchait, et plus il semblait s’en désintéresser, comme si cette fête ne le concernait pas. La famille l’entourait jusqu’à l’étouffer. Sa fille, croyant lui faire plaisir, prenait souvent l’avion pour passer quelques heures auprès de lui, depuis que sa mère lui avait fait part de ses états d’âme. Il se recroquevillait à l’intérieur d’une carapace qui le tenait à l’abri de toute cette agitation. Son épouse mit ce comportement sur le compte de l’émotion. Il y avait de quoi être remué à revoir tous ses amis, dont l’absence de certains remontait à plus de cinquante ans. Cette méforme qui s’apparentait à une dépression pouvait tout simplement être due à la prise de conscience qu’il entrait vraiment dans le troisième âge. Le changement de décennie suffisait à effrayer tous ceux qui rêvaient de conserver leur jeunesse. Ce dernier aspect chagrinait Camille, car elle n’avait pas décelé, chez son mari des transformations dans ce qui faisait depuis toujours son originalité. Malgré sa réussite financière, il était resté imperméable aux signes ostentatoires de richesse et plus particulièrement à tous ceux qui pouvaient modifier son apparence, comme l’habillement ou tous les produits censés repousser les limites de la vieillesse. Pendant ses années professionnelles, pour tenir son rang, il avait fait confiance à son entourage pour le conseiller sur le choix de ses vêtements. Seule touche personnelle, il avait toujours exigé que son « look » rappelle d’une certaine manière son enfance sauvage. Le prix des vêtements n’était pas un problème. Son habillement, s’il était souvent de bonne facture, ne devait jamais étaler sa richesse aux yeux de ses interlocuteurs. Il voulait donner une image de simplicité qui le renvoyait à son passé.

Il ne faisait pas partie de ces miséreux qui, lorsque la chance leur sourit un jour s’empressent de renier père et mère pour jouir de la richesse. Il choisissait chaque fois qu’il le pouvait le déshérité au fils à papa. Il se revoyait dans ces êtres que la vie avait malmenés dès la naissance. Lui, il s’en était sorti miraculeusement, mais il y avait tous les autres à sauver.

Les jours se déroulèrent monotones, Pierre s’enfonçait lentement dans sa nuit. Il recherchait ces moments de solitude où il pouvait rêver en paix de son passé. L’image de Sophia se faisait de plus en plus présente dans son esprit, elle reprenait possession de sa vie. Enfin, le grand jour finit par arriver, Pierre appréhendait particulièrement ce moment où il devrait affronter ses amis pour un dernier adieu.

 

Il avait vu grand pour accueillir ses invités. Les premiers arrivants s’étaient présentés le jeudi dans la journée. Ils venaient des quatre coins de la France. Quelques cousins avaient fait le voyage en camping-car, afin d’épargner le spectacle des caravanes qui aurait pu choquer la belle famille. Les festivités devaient durer deux soirs, vendredi et samedi. Pierre avait loué un Tivoli pour abriter les convives en cas d’intempéries. Deux traiteurs de la région avaient été sollicités, un pour le vendredi, un pour le samedi. Il n’avait pas réussi à trancher et avait voulu faire plaisir aux deux qui figuraient parmi ses relations, du coup, il n’avait fait plaisir ni à l’un ni à l’autre. Pour l’orchestre, il n’avait pas eu ce dilemme, Didier lui avait imposé son copain qui jouait dans un groupe parisien. Pierre s’attendait au pire, mais finalement, les exécutants furent à la hauteur et reçurent les félicitations de l’ensemble des invités. Pendant les pauses, quelques cousins jouaient de la guitare reproduisant l’ambiance des veillées qui avaient bercé son enfance en Espagne et en Algérie. Ce furent les rares moments où Pierre apprécia la fête. Camille se dépensait sans compter pour s’occuper des convives. En plus des musiciens, il avait embauché deux animateurs qui s’efforcèrent sans grand succès de faire rire l’assemblée. Difficile de dénicher des thèmes qui plaisaient à tout le monde.

Pour la boisson, même les Irlandais ou les Polonais n’auraient rien trouvé à redire. Il restait, après deux jours et deux nuits à boire sans modération, de quoi tenir encore une bonne semaine en conservant le même rythme. Pour le vin, ils étaient logés à bonne enseigne.

Camille observait constamment son mari, elle sentait bien qu’il n’était pas dans son assiette. Il faisait le service minimum auprès de ses amis, lui qui était généralement de nature conviviale. Le seul qui sembla avoir grâce à ses yeux était un de ses cousins, un dénommé Paulo avec qui il conversa presque une heure. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Pierre était venu lui présenter, il lui avait fait connaître aussi Sandra. Elle fut surprise que ce cousin ait droit à autant d’égards. Elle en conclut qu’ils avaient dû être élevés ensemble et qu’il le considérait comme son frère, mais pourquoi diable ne lui en avait-il jamais parlé ?

Après le départ des derniers convives, le dimanche dans la matinée, un calme relatif s’installa dans la propriété. Pierre n’en fut pas plus tranquille pour autant, car les réjouissances se prolongèrent, avec les intimes, toute la journée du dimanche dans la villa et jusque tard dans la nuit. Ils voulaient tous profiter jusqu’au bout de cette ambiance festive. Comme le capitaine d’un navire, Pierre avait été dans l’obligation de rester présent pour accompagner ses invités. Sandra, sa fille, la dernière à quitter la salle, l’avait embrassé sur les joues en lui souhaitant bonne nuit, aux alentours de trois heures du matin. Il l’avait serrée dans ses bras, un peu plus fort que d’habitude, et lui avait murmuré :

— Prends bien soin de toi, n’écoute pas les autres et ne t’occupe pas des rumeurs.

Elle sortit de la villa pour rejoindre sa chambre située dans l’annexe du château. Surprise par ces paroles, elle se retourna plusieurs fois, espérant obtenir des explications. Pour toutes réponses, elle ne vit que son sourire. Elle était placée trop loin pour apercevoir les larmes qui coulaient au coin de ses yeux.

Il aurait aimé qu’elle vive constamment auprès de lui. Il n’avait jamais trouvé le moyen de lui dire qu’elle était sa préférée, mais cela se lisait sur son visage. Il souffrait de cette séparation, sans oser l’avouer à ses proches, même pas, et surtout pas à sa femme. Jacques, le mari de Sandra, avait accompagné son épouse pour la fête, en partie pour lui faire plaisir, mais aussi parce qu’il appréciait ses beaux-parents. Le côté moral de Pierre le changeait de tous les jeunes aux dents acérées qu’il fréquentait dans son métier et puis son génie commercial l’impressionnait. Sa belle-mère était un peu plus distante, mais elle était généreuse et toujours prête à venir en aide aux autres. Il aurait bien aimé rester avec sa femme tout le week-end, malheureusement, il avait dû retourner précipitamment dès le samedi après-midi à Paris pour un nouveau reportage en Syrie. Pierre avait été sensible au geste de son gendre qu’il estimait tout particulièrement. Il était rassuré que sa fille ait épousé un jeune homme bien sous tous rapports. Cela le changeait de la vie dissolue de ses fils. Il demeura sur le perron à suivre Sandra du regard. Il attendit qu’elle soit dans sa chambre. Il était comme hypnotisé par cet éclat jaune qui éclairait la pièce. Il devinait sa fille derrière les ombres chinoises, il n’arrivait pas à se résoudre à se coucher tant qu’elle n’aurait pas éteint sa lampe. Cinq minutes plus tard, la fenêtre fut plongée dans le noir.

Pierre n’avait pas sommeil. Il aurait aimé rester dans son bureau à compulser les rares photos de son enfance qui avaient survécu aux nombreux déménagements, mais il n’en fit rien. Il respecta à la lettre son plan qui consistait à se mettre au lit afin de ne pas éveiller les soupçons. Il voulait surtout rassurer Camille, qui n’attendait que sa présence dans les draps pour s’endormir. Il ferma comme d’habitude la porte d’entrée, sans la verrouiller, aucune crainte des voleurs, avec tout le personnel qui l’entourait. Il traversa la grande salle dans l’obscurité et gravit les marches à tâtons pour atteindre la chambre. Il eut beau faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller sa femme, il l’entendit dire :

— Tu te décides enfin à venir te coucher, mon chéri.

— J’ai attendu que Sandra soit endormie et après, j’ai respiré l’air frais pour évacuer les effets de l’alcool.

Camille ne releva pas les propos de son époux quant à la boisson. Elle l’avait observé toute la soirée et avait constaté qu’il ne buvait pratiquement pas d’alcool, peut-être deux verres de vin pour tout le repas. Il remplissait régulièrement son verre d’eau minérale qu’il avalait d’un trait, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Décidément, rien ne s’était passé comme prévu. Elle ne voulut pas lui faire de reproches. Depuis son malaise cardiaque, il avait tendance à s’emporter, le médecin mettait ces accès de colère sur le compte des médicaments. Elle lui parla du seul sujet qu’elle pouvait aborder en étant certaine qu’il resterait calme.

— Elle est bien, ta fille, vraiment bien. Avec Jacques, ils forment un beau couple. Dommage qu’il ait dû écourter son week-end. Nos petits enfants sont charmants. Ils ont tenu les deux soirs sans se plaindre. Toi qui t’inquiétais, tu vois ! Tout s’est bien passé. Dépêche-toi de te mettre dans le lit, je t’attendais pour m’endormir.

— Oui, tu as raison, c’était une belle fête, les invités semblaient heureux. J’étais un peu tendu ces derniers jours, maintenant je pense que je vais pouvoir souffler. La nouvelle campagne publicitaire est lancée. Il était temps, les ventes commençaient à fléchir. Il faudra remuer Didier, c’est son travail après tout. Je ne serai pas toujours là pour le faire à sa place.

— Décidément, tu lui en veux tout particulièrement, tu n’as visiblement pas admis son homosexualité. Il est pourtant sympa, son copain. Tu as eu tort cette fois-ci, tes craintes sur l’orchestre n’étaient pas fondées. Ils ont fait l’unanimité. Tout le monde a été enchanté. Même toi, qui ne danses jamais, tu as accepté par deux fois mon invitation.

— C’est normal, tu es l’amour de ma vie. Tu m’as toujours soutenu. Au début, ce n’était pas évident avec tes parents, surtout avec ton père.

Cinq minutes plus tard, Camille dormait à poings fermés. Pierre somnola deux ou trois heures avant de se relever. Il savait que rien ne pouvait réveiller sa femme avant huit heures du matin.

Il s’en voulait de l’abandonner comme un voleur ou pire tel un amant impatient. Pourtant, il ne la quittait pas pour une autre. Malgré tout son argent et toutes les femmes qui lui tournaient autour, il ne l’avait jamais trompée.

R

 

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Date de dernière mise à jour : 05/01/2025

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