Robert et Mathilde Martin passaient aux yeux de leurs amis et de leurs voisins pour un couple exemplaire. Pas surprenant que dans un monde où le divorce devenait la norme, les ménages qui franchissent la barre des trente ans de mariage fassent figure d’exception. L’analogie avec les espèces en voie de disparition était la première pensée qui venait à l’esprit de ceux qui les croisaient. L’idée qu’il faille les maintenir à tout prix dans cette atmosphère de contes de fées avait germé naturellement dans le cerveau de leurs proches et ils s’y employaient depuis des années. Ils espéraient, en pratiquant ainsi, conserver auprès d’eux un des derniers couples, qui aux dires des historiens étaient encore la normalité au début du vingtième siècle. Les écrivains du romantisme avaient enchanté des générations de lecteurs en décrivant dans leurs œuvres des personnages qui vivaient dans un monde où la passion éternelle n’était pas un mythe comme aujourd’hui. Il avait suffi de quelques décennies pour que tous les principes moraux volent en éclats.
Certains de leurs amis et connaissances n’hésitaient pas à citer les Martin en exemple quand ils éprouvaient des difficultés avec leur conjoint. Mais en exemple de quoi ? De rester ensemble à faire semblant, de se contrôler lorsqu’ils étaient invités pour ne pas prononcer des mots qui dévoileraient à la face du monde leur normalité ou tout simplement de s’aimer d’amour pour le restant de leurs jours ?
Lors de leur dernière visite chez les Martin, les Durville s’étaient disputés à peine sortis du domicile de leurs hôtes, comme cela arrive souvent dans les ménages. Madame Durville, remontée à bloc par les propos qu’elle avait entendus dans la soirée, ne put s’empêcher de dire à son mari :
— Tu devrais prendre modèle sur Robert, lui, au moins, ne contredit pas sa femme comme tu l’as fait tout au long du dîner. Il a toujours un mot gentil pour elle, c’est vrai qu’ils ont de la classe tous les deux, une qualité dont la nature a oublié de te servir, mon pauvre chou. Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton moqueur. Elle savait qu’il n’aimait pas qu’elle le surnomme ainsi et elle en jouait quand elle se mettait en colère.
— Tu n’arrêtes pas de les vanter, sauf que tu ignores tout de ce qui se passe dans leur couple, une fois qu’ils se retrouvent seuls. Je suis en mesure de te rappeler une bonne dizaine de phrases qu’ils ont échangées dans la soirée, qui contredisent ta thèse sur le ménage idéal. Oh, je reconnais qu’ils sont très forts en dialectique pour cacher leurs sentiments derrière des formules qui les mettent à l’abri des reproches, j’ai le regret de te l’affirmer, ils sont comme les autres, de beaux hypocrites, ces deux-là. C’est vrai que je n’ai pas étudié à Sciences-Po comme Robert, ou décroché un doctorat de langues comme Mathilde, des diplômes qui permettent de jeter de la poudre aux yeux, mais qui sur le fond n’apportent rien au pays. Moi, j’ai voulu être utile et servir l’industrie en devenant ingénieur. Au moins, je sais compter et épargner pour les vieux jours, car je ne suis pas sûr qu’ils fassent bien fructifier leur héritage. À ce rythme-là, ils seront vite obligés de vendre leur magnifique appartement.
— Tu es injuste, reconnais qu’ils s’aiment. C’est le mot, qui te fait peur ?
— Oui, j’admets que les Martin donnent l’impression de s’adorer, et bien, tant mieux pour eux. Certainement qu’entre nous ce n’est pas tous les jours la grande entente, sauf que nos garçons n’ont pas déserté la maison familiale comme les leurs.
— Tu n’as pas le droit de dire ça, c’est terrible d’être privé de ses enfants. Tu ne peux tout de même pas reprocher à Mathilde et Robert le départ de leur fille et de leur fils. Ils en sont malades, surtout elle, et contrairement à d’autres, ils restent dignes. Jamais ils ne se plaignent. D’après madame Durmond, Alix aurait épousé les thèses gauchistes de son petit copain, un dénommé Hervé. Et son frère Didier qui a toujours été proche de sa sœur les aurait suivis dans cette voie. Ce n’est pas surprenant qu’avec un gouvernement de gauche l’on en arrive là.
Madame Durville préféra ne pas poursuivre la conversation, bien qu’elle eut aimé que son mari développe un peu plus les arguments qui lui faisaient penser que les Martin auraient des ennuis financiers. Elle ne put s’empêcher d’esquisser un léger sourire, car la possibilité que leurs amis descendent d’un cran dans l’échelle sociale n’était pas pour lui déplaire. Ce soir, contrairement aux autres invitations où elle éprouvait une grande joie à refaire le monde entre amis, elle était ressortie de chez eux avec une pointe de jalousie qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Tout cet étalage d’argent devenait insupportable.
Malgré ces échanges, dictés plus par l’envie que par honnêteté intellectuelle, les Durville étaient comme tous les proches des Martin à mille lieues de se douter que derrière cette façade sympathique se jouait un drame qui ferait la une des journaux dans quelques semaines et diviseraient la France entière.
Dans une revue considérée comme sérieuse, un sociologue américain de renom a publié en 2014 les résultats d’une étude sur la vie conjugale des couples occidentaux. L’auteur de l’article démontrait que rares étaient les ménages qui terminaient leur existence ensemble en conservant intacte la passion qu’ils éprouvaient au premier jour. Selon lui, l’amour s’émousse avec le temps et cède la place dans le meilleur des cas à la tendresse quand il ne se transforme pas franchement en haine. Le rédacteur expliquait à ses lecteurs que sans la crainte du qu’en-dira-t-on, du poids de la religion, de la lâcheté ou tout simplement de la peur de se retrouver seul, les autres se presseraient chez le notaire pour obtenir le divorce. Sans ces réticences, le pourcentage des séparations dépasserait allégrement les quatre-vingt-dix pour cent. Robert et Mathilde, s’ils ne s’aimaient plus depuis longtemps, étaient de sacrés dissimulateurs. En public, ils étaient d’accord sur presque tout, la politique, ce goût pour les voyages et les musées, cette soif de culture. La plupart des amis qu’ils fréquentaient encore avaient divorcé et trois d’entre eux pour la deuxième fois.
***
À l’approche de la cinquantaine, Robert et Mathilde s’étaient retrouvés seuls dans leur grand appartement de Neuilly-sur-Seine après le départ précipité de leurs enfants. Robert avait hérité de ce magnifique logement, avec vue sur la Seine, à la mort de ses parents, victimes d’un accident d’avion dans les années quatre-vingt-dix. Cette disparition avait paru à l’époque en première page des journaux.
Son père, un financier redoutable et redouté de ses pairs figurait parmi les dix plus grosses fortunes de France. Cet homme était l’exemple même de l’archétype de l’autodidacte. Il se vantait de s’être construit tout seul et criait haut et fort à tout son entourage qu’il ne devait rien à personne, ce qui ne plaisait guère à ses confrères banquiers à qui il reprochait d’être nés avec une cuillère d’argent dans la bouche. Les parents du père de Robert s’étaient saignés aux quatre veines pour payer des études à leur fils. Ce dernier n’était pas resté insensible à leurs sacrifices et avait mis tout son cœur à l’ouvrage pour se hisser au rang des meilleurs diplômés de la nation. Il gravit rapidement les échelons de la société sans jamais renier ses origines. Le banquier connaissait la valeur de l’argent et n’entendait pas le gaspiller. Pour maintenir la tradition, il avait inculqué le goût du travail à Robert, son fils unique. Si celui-ci n’avait pas subi de privations durant sa jeunesse et avait réussi à entrer à Sciences-Po malgré son peu d’enthousiasme pour les études, il n’avait été en rien ce que l’on surnomme un enfant gâté.
Ses parents, fidèles à leurs principes, avaient élevé leur fils dans la simplicité. Si Robert disposait d’argent de poche pour couvrir les frais courants, le montant que lui allouait son père ne lui permettait pas de mener un train de vie de débauché. Pas question de s’acheter la voiture de sport dont il rêvait, Robert s’était contenté d’une 205 d’occasion.
Mathilde pour fêter ses vingt ans avait longuement hésité avant de se rendre au bal organisé par les étudiants de Sciences-Po au profit des enfants maltraités dans le monde. Sans le caractère charismatique de la manifestation, elle n’aurait jamais accepté de dire oui aux appels incessants de sa copine Irène qui la suppliait de l’accompagner. Cette soirée changea le cours de sa vie. Elle eut le coup de foudre pour Robert dès la première minute où elle l’aperçut au milieu de tous ces futurs diplomates. Pour cacher ses sentiments, elle avait bafouillé une ou deux phrases et s’était enfuie de la salle. Robert, troublé par l’apparition de la jeune fille, crut tout d’abord qu’elle avait été victime d’un malaise à cause de la chaleur qui régnait dans la salle. Le jeune homme ne parvenait pas à oublier cette image fugace qui lui avait marqué l’esprit. Prétextant auprès de ses amis qu’il était de son devoir de veiller sur la santé des invités et de s’assurer que rien de grave n’était arrivé à cette personne, il les quitta précipitamment pour la rattraper. Il était à mille lieues de se douter qu’il était à l’origine de ce trouble. Il finit par la retrouver à l’accueil au moment où elle s’apprêtait à enfiler son manteau pour partir. Ce ne fut que dans ce vestiaire, à l’écart de la foule, qu’il eut tout le loisir de la regarder. Elle lui parut encore plus belle que l’image qu’il avait mémorisée. Robert tomba carrément sous le charme de sa beauté. Les rôles s’inversaient, alors qu’elle avait repris ses esprits, il fut frappé à son tour par la grâce de Vénus, la déesse de l’amour. Pendant plusieurs semaines, Mathilde qui n’avait d’yeux que pour Robert ne fit pas le rapprochement entre ce jeune étudiant qui lui faisait la cour et le financier Martin. Du coup, elle se garda bien de lui avouer que ses parents étaient des commerçants aisés de peur de l’humilier. Elle croyait dur comme fer qu’il avait obtenu une bourse pour suivre ses études. Elle qui portait une attention particulière à l’habillement avait été touchée de voir les efforts que ce garçon du peuple faisait pour sortir du monde ouvrier. Le pauvre, il n’avait même pas les moyens de changer de vêtements tous les jours. Alors, quand sa copine lui annonça que le père de Robert figurait dans le top dix des plus grosses fortunes de France, elle tomba des nues et se demanda s’il accepterait d’épouser une personne qui n’était pas de son rang. Il la rassura en lui expliquant que son père malgré sa richesse était resté un homme simple.