Sarcelles station balnéaire T 2 La Révolution

 

L’adolescent qui débarquait en décembre 1960 à Sarcelles a grandi. Au seuil de l’année 1968, sept ans ont passé, je suis devenu un jeune homme presque autonome, il ne me reste plus qu’à couper le cordon familial et voler de mes propres ailes. Facile à dire, plus difficile à faire. Je me sens bien chez papa et maman, c’est très pratique, aucun problème d’intendance, il y a quand même des contraintes, je ne peux pas faire tout ce que je veux, et notamment amener une copine à la maison, l’époque ne s’y prête pas.

Je suis dégagé des obligations militaires selon la formule consacrée. Je travaille depuis quelques mois ; mon salaire est plus que décent et j’attends une augmentation substantielle ; en clair, ma situation financière est enviée par beaucoup. J’ai enfin obtenu non sans mal mon permis de conduire, j’attendais cet événement avec impatience pour m’acheter une voiture neuve grand luxe, les copains m’en ont dissuadé et l’un d’eux m’a dit : commence par acheter une voiture d’occasion pour te faire la main avant de dépenser une fortune dans une voiture de sport. 

Du coup, j’ai acheté une Dauphine rouge que j’avais repérée dans le garage du père d’Alain G. à Arnouville-lès-Gonesse. J’ai bien fait de les écouter parce qu’au début, les accrochages ont été nombreux.

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 Mon premier voyage a été pour Châtelaillon, je voulais renouer avec ma jeunesse, seulement, une fois arrivé sur place, j’ai trouvé beaucoup de changement. Ce voyage auquel je voulais consacrer toute ma semaine de vacances ne m’a pas apporté le bonheur tant espéré. Les amis d’enfance étaient absents, certains avaient quitté la région, presque tous étaient mariés, et ils travaillaient dans la journée.

 

Pourtant, l’océan était toujours là, en face de moi, prêt à répondre présent, à me tendre ses bras comme jadis lorsque j’avais l’âme en peine et que je venais le solliciter pour réchauffer mon cœur. 

J’ai toujours été attiré par cette masse d’eau qui joue sur les différents registres de la météo. Lorsque la brise est très légère, voire même absente, les vagues émettent un léger clapotis, il faut tendre l’oreille pour les entendre vous murmurer leur chanson. Lorsque le vent est faible et que le ciel est sans nuages, la mer est presque bleue. L’océan me rappelle un peu la Méditerranée, ces jours-là, lorsque j’étais enfant, je me mettais à rêver d’exotisme, je fermais les yeux et je voyais surgir des palmiers sur la plage, cela me donnait des idées. Je courais dans les dunes et me mettais à rêver que je possédais une caravane aux mille dromadaires. Je me prenais pour Lawrence d’Arabie à la tête d’une armée de Bédouins. Lorsque le vent soufflait un peu plus fort et roulait la vase jusqu’à la surface, la mer reprenait sa couleur habituelle marron cendré et je me retrouvais, dans la peau du commandant de bord d’un navire de croisières pour personnes fortunées, entouré des plus belles femmes du monde, je pensais être Don Juan l’espace d’un instant. Quand le vent se déchaînait au point de faire rejaillir sur le sable une écume argentée, je m’imaginais à bord d’une goélette, aidant le capitaine à esquiver les rochers en tirant des bordées, je devenais, pour quelques minutes, le capitaine Surcouf, le roi des corsaires. Mais le temps que je préférais par-dessus tout, c’était la tempête, la grosse celle qui risquait de tout emporter. Je pouvais jouer à me faire peur, j’imaginais que je sauvais la veuve et l’orphelin et que je devenais le héros du village accueilli par toutes les filles qui me faisaient une haie d’honneur. 

Pas de chance, aujourd’hui, il fait beau, le vent est tombé et j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends aucune chanson. Les dunes se sont affaissées, le sable a été dispersé aux quatre vents. Finies les chevauchées à la tête des chameaux, finis les rêves d’enfants. 

Je me souviens de ces jours de mon enfance, où, seul face à l’océan, je venais m’évader pour fuir les problèmes quotidiens. Je m’en faisais une montagne de ces problèmes, alors que, maintenant, quand j’y repense, je me rends compte qu’ils n’avaient aucune importance, comparés à ceux d’aujourd’hui. 

Je ne suis pas superstitieux. C’est en tout cas ce que je pense. Le chiffre 13, je m’en moque, je passe sous les échelles, sans problème. Je rigole de tout cela. Pourtant, je suis éternellement angoissé. Je joue continuellement à me rassurer comme aujourd’hui où je compte les vagues, en disant à voix basse :

— Si la troisième est une grosse vague, j’ai gagné. 

Gagné quoi ? Cela dépend de la situation, cela peut être pour savoir si je vais obtenir une bonne note à un devoir, ou prévoir quel temps il fera le lendemain. Le plus souvent, il s’agit de questions plus personnelles sur ma famille, mes amis ou mes collègues. L’important, dans mon jeu, c’est de poser une question qui me tient à cœur à l’instant présent et d’obtenir une réponse, un peu comme une cartomancienne qui vous prévoit l’avenir simplement en regardant les cartes. En fonction du résultat obtenu, je repars le cœur léger ou le cœur triste. Parfois, lorsque le résultat ne me convient pas, je triche et je recommence la partie. En région parisienne les vagues ont été remplacées par un jeu de cartes et je me lance dans d’interminables réussites.

Dès mon arrivée, je me suis précipité sur la plage. La mer montait, la plage se rétrécissait de minute en minute. J’ai compté les vagues, le résultat ne me convenait pas, alors, j’ai recompté, jusqu’à dix fois de suite, sans trouver la bonne réponse. L’angoisse me saisit et j’ai su à partir de ce moment-là que mes vacances ne m’apporteraient pas la joie attendue.

 

Le soir j’ai loué une chambre à l’hôtel des Flots sur le boulevard de la mer à Châtelaillon. Je voulais être bercé par mon ami, l’océan. J’aurais préféré une nuit de grand vent pour que le temps soit en harmonie avec mon désespoir, j’ai dû me contenter d’une brise très légère, force 1 sur l’échelle de Beaufort [i] J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir, j’étais en colère contre moi, je me reprochais de ne pas être venu plus tôt sur la terre de mes ancêtres. J’ai résisté deux jours avant de me décider à mettre un terme à ce simulacre de vacances.

 

Je suis revenu à Sarcelles plus tôt que prévu avec le cœur gros. J’ai prétexté le mauvais temps qui n’y était pour rien. La vérité était ailleurs, je me sentais complètement étranger sur la terre de mes ancêtres, et je revenais encore plus seul. 

J’ai repris le travail avec plaisir, comme un défouloir, je peux m’en donner à cœur joie, là au moins j’ai l’impression de servir à quelque chose. Quand je pense à tous ces gens qui partent le matin pour aller travailler en se disant « encore une journée pour le patron ! Vivement les vacances ! » Moi, depuis mon dernier voyage, les vacances, je les attends comme on attend la pluie ou le beau temps, comme un événement qu’il faut subir. Désormais je vis pour mon travail qui me procure mes plus grandes joies. Je veux combattre définitivement cette timidité maladive qui tire à l’obsession. 

À la maison, ma mère commence à se faire de plus en plus pressante, cela me pèse un peu plus chaque jour.

— Alors, Alain, quand est-ce que tu te maries ? Je suis impatiente d’avoir des petits-enfants.

Ces propos, je les entends souvent, trop souvent. Il faut dire, pour prendre la défense de ma mère, que de ses trois enfants, aucun n’a de mariage en vue. C’est la course aux grand-mères dans le quartier, cela fait bien d’étaler ses petits-enfants comme on étale ses biens et sa fortune. Moi, je pensais qu’il n’y avait que la confiture qu’on pouvait étaler. Alors, ma mère est triste d’annoncer à ses voisins et ses amis qu’elle n’a toujours pas de petits-enfants. Les autres la rassurent :

— Vous avez encore le temps, votre fils est encore jeune, pour un garçon maintenant, ce n’est pas avant 25 ans, il faut attendre qu’il soit établi.

— Oui, c’est vrai pour mon fils, mais pour mes deux filles, c’est différent, surtout pour mon aînée.

Ces remarques au début me faisaient sourire à défaut de rire, à la longue, cela agit sur mon moral et j’y pense en permanence. Avec toutes ses histoires, je fais des cauchemars, je me réveille la nuit en sueur, et horreur suprême dans mon rêve, je finis vieux garçon sans descendance pour perpétuer le nom. Cela doit être dû à ma timidité, pourtant je sors en boîte, des filles j’en rencontre, sauf qu’il n’y a pas adéquation. Ma mère nous met la pression et cela devient pénible à la longue.

C’est encore l’époque des traditions, dans quelques mois tout cela va voler en éclats, un monde nouveau est en marche.

Les traditions, ma mère s’y accroche comme le lierre à son arbre et, pour elle, la vie doit continuer comme avant-guerre. Ses enfants doivent se marier et le plus vite possible.

Me concernant, elle est rassurée sur mon avenir professionnel, je gagne bien ma vie, je travaille au ministère de l’Air, je suis un assimilé fonctionnaire, alors je ne devrais avoir qu’une idée en tête, fonder un foyer. Moi, je me laisse vivre, la plupart de mes copains ne sont pas encore mariés, je ne me sens pas prêt, j’ai tellement à apprendre sur le plan professionnel. Elle me questionne le dimanche soir.

— Tu es sorti en discothèque hier soir avec tes copains, est-ce que tu as rencontré quelqu’un ?

— Non, nous sommes restés à la MJC

Je lui réponds cela même si nous sommes sortis en boîte, je n’ai pas envie de subir un interrogatoire sur ma vie privée et je n’ai pas envie de lui faire de la peine. Toute vérité n’est pas toujours bonne à dire et mentir pour la bonne cause est une preuve de sagesse. J’ai rencontré une ou deux fois une fille qui me plaisait, j’ai préféré le taire plutôt que d’en parler et avouer une semaine ou deux plus tard que tout était finie. Mon père, lui, ne me pose pas ce genre de questions, il serait certainement très content d’avoir des petits-enfants, sauf que, chez lui, cela ne tourne pas à l’obsession. Il souhaite tout simplement notre bonheur avant le sien, je ne l’ai compris que bien plus tard. 

Elle est déçue, je sais qu’elle reposera la question dimanche prochain. Elle repense à sa jeunesse, elle n’avait pas vingt ans lorsqu’elle a connu mon père. Ma sœur cadette a dix-huit ans, ses copines commencent à m’intéresser.

Ma mère n’est pas une grenouille de bénitier, la tradition catholique reste seulement chez elle très forte. Bien qu’elle n’aille pas à la messe tous les dimanches, il est hors de question pour elle que ses enfants se marient en dehors de l’église. Il n’est pas question non plus de ne pas baptiser les enfants et de ne pas leur enseigner le catéchisme. Les parents ont encore de l’autorité sur les enfants, les enseignants contiennent les élèves dans leur classe, les églises sont encore fréquentées le dimanche. L’ordre ancien commence à se lézarder, mais il tient encore debout.

Moi, l’église me donne des boutons, je ne suis pas contre les curés, je mets tout simplement de la distance avec la religion. Je n’ai pas basculé dans le camp des anarchistes, je suis juste athée par conviction. Je ne comprends pas et je ne comprendrai d’ailleurs toujours pas comment on peut encore croire en Dieu, cela me dépasse. Les croyants me disent que c’est le mystère de la foi, c’est possible, en tout cas, moi, je ne suis pas tombé dans la marmite de potion divine. Aujourd’hui tout le monde semble admettre la théorie de Darwin. Dans la religion l’homme est le seul animal à avoir une âme, dans ces conditions que s’est-il passé au moment de la transformation des espèces, lorsque le singe est devenu homme ? Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, cela a pris des siècles, voire des millénaires. Et que dire de l’âme durant cette période, quand le singe à moitié homme est devenu un progressivement un homme ?

Mon père, lui, fait tout pour faire plaisir à ma mère. Je n’ose pas lui parler des sujets qui m’angoissent, comme la religion. Du coup, je n’ai jamais su ce qu’il en pensait réellement. Depuis sa mort, il me manque, j’aimerais qu’il revienne pour pouvoir lui poser toutes ces questions et lui montrer mon affection. Lorsqu’on est jeune, on n’ose pas et après c’est trop tard.

Avec mon père nous parlons souvent de travail, il a été affecté au ministère de l’Air en même temps que moi, nous travaillons en famille. L’informatique le passionne pour le côté mathématique, la technologie ne permet pas encore la miniaturisation des ordinateurs. Il n’est pas question d’informatique familiale. Dès sa sortie sur le marché français en 1981, il s’achètera un ZX Sinclair et commencera à s’intéresser à la programmation. 

Libéré des obligations militaires, majeur à part entière, je suis prêt à prendre ma part de responsabilité dans la société. La politique, j’en entends parler à la maison depuis ma tendre enfance, elle ne fait pas partie encore de mes préoccupations. J’ai trop à faire avec la programmation qui dévore tout mon temps. Les mois qui vont suivre vont influer fortement sur ma vision des choses. Je vais dévorer des ouvrages sur la politique, sur l’histoire contemporaine, je vais lire des ouvrages sur de Gaulle et je vais acheter la collection complète de ses œuvres. Beaucoup de Français pensent avoir participé aux événements de 68, ce fut le cas des grévistes, des étudiants privés de cours. Il s’agissait d’une participation passive, qui était souvent mal vécue par les acteurs involontaires, car rares sont ceux qui y ont participé activement en tant que meneurs.

 Je travaillais depuis plus d’un an lorsque l’orage a éclaté, j’avais la chance d’habiter Sarcelles et d’appartenir à une bande qui voyait dans ces troubles l’occasion de participer à un jeu dangereux et de faire notre entrée dans la vie politique.

Pour bien comprendre le déroulement des opérations, il faut plonger dans la France des années 60. Le chapitre qui va suivre n’est pas l’œuvre d’un historien, seulement celle d’un jeune de l’époque qui s’est passionné pour la politique. Les chiffres et les événements cités sont réels, les interprétations sont toujours personnelles. Les férus d’histoire trouveront certainement ce chapitre insuffisant, il permet pour les néophytes de mieux appréhender l’atmosphère de l’époque.

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[i] Échelle de Beaufort, utilisée pour indiquer la vitesse du vent, inventée en 1805 par Francis de Beaufort. Les notes vont de 0 à 12. Où 0 représente l’absence totale de vent, la fumée monte verticalement. 12 pour les ouragans lorsque les vents dépassent les 115 km/h.

 

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Date de dernière mise à jour : 05/01/2025

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