1960, l’arrivée à Sarcelles
Mon arrivée à Sarcelles en décembre 1960 va chambouler complètement mon existence. Je suis au début de l’adolescence, un âge difficile, où l’on se croit déjà adulte et fort, mais finalement d’une fragilité extrême. Je suis partagé entre regret et découverte. Le regret de quitter ma ville natale, la seule que je connaisse vraiment et la découverte de la capitale. Nous allons enfin vivre l’histoire du provincial qui débarque à Paris. Provinciaux, nous le sommes dans ma famille jusqu’au bout des ongles, et pour débarquer c’est vrai que nous débarquons, mais pas vraiment à Paris. Nous emménageons en banlieue et pas dans n’importe laquelle. Mon père a obtenu un logement à Sarcelles, première ville nouvelle en France. Tout le pays en parle, elle fait fréquemment la une de l’unique journal télévisé. À cette époque, qualifiée de bénie par la suite, il n’y a qu’une chaîne en noir et blanc. En 1960, nous n’avons pas de téléviseur chez nous. Il faut dire qu’à Châtelaillon cela ne sert à rien, il n’y a pas de réémetteur assez proche pour capter les programmes et, comme le prix courant d’un téléviseur représente deux mois de salaire d’un cadre moyen, cela n’incite pas à dépenser une telle somme pour voir des images floues. La première fois que j’ai regardé une émission à la télévision, c’était chez nos amis à Paris. Lorsque nous leur avons rendu visite, j’avais entre huit et neuf ans, à l’époque. Je suis, comme tous les autres, fasciné par cet appareil, je resterais des heures à regarder les images à l’écran. L’attrait de la nouveauté est la seule explication, car les programmes proposés sont, à bien y réfléchir, peu intéressants. Aujourd’hui, on se plaint de la pression des gouvernants sur les journalistes, à l’époque c’était pire, la télévision, dans les années 60, c’est la voix de la France et obligatoirement celle des dirigeants en place. D’ailleurs, l’organisme chargé de diffuser les programmes s’appelle en 1949 RTF (Radiodiffusion, télévision française) avant de devenir en 1964 l’ORTF[i]. Les speakerines qui présentent les émissions d’une façon très solennelle sont belles, mais les téléspectateurs ne les voient jamais en entier ; les journalistes les surnomment les femmes-troncs. Elles lisent leurs textes comme les jeunes apprennent à le faire à l’école. Il n’y a jamais d’improvisation, jugée trop dangereuse par le pouvoir. La télévision du général, c’est du sérieux, on ne rit pas et surtout pas du gouvernement en place. Quelques années plus tard, Jean Yanne se fera remercier pour avoir osé rire du général de Gaulle dans une émission[ii].
Dans notre appartement sarcellois, pour nous informer des nouvelles du monde, nous ne disposons, comme la plupart des autres familles, que de la TSF [iii], sigle désuet désignant la radio. Elle trône, imposante, au milieu du salon, la miniaturisation japonaise n’est pas encore passée par là. Les premiers transistors commencèrent seulement à faire leur apparition sur le marché français en 1956, quatre ans plus tôt, la diffusion en est encore très confidentielle. Le transistor jouera un rôle crucial lors des événements de 1968. Cependant, ne sautons pas les étapes et restons à notre époque. Les postes de radio à lampe n’offraient pas autant d’options qu’aujourd’hui, où l’on peut choisir parmi des dizaines, voire des centaines de stations. En effet, les possibilités étaient limitées à France-Inter, Europe 1, Radio-Luxembourg et, si la chance était de notre côté, Radio Monte-Carlo. Pas de touches de présélection permettant d’accéder directement à votre programme, juste un bouton qu’il faut tourner pour faire défiler les stations. Une aiguille affiche la fréquence en mètre. Si celle-ci est un peu trop à gauche ou un peu trop à droite, le son devient nasillard, ce qui est souvent le cas. Qu’il soit nasillard ou pas, nous sommes heureux d’écouter les informations, les feuilletons et les chanteurs en vogue.
Avec tout cela, j’allais oublier le fil de mon histoire. Non, rassurez-vous à quatorze ans, j’ai encore toute ma mémoire. J’en étais, disais-je, à notre arrivée à Sarcelles où nous eûmes l’impression d’être transportés dans un quartier de New York. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, des tours de 15 étages, c’était stupéfiant, nous n’avions jamais vu cela auparavant. À La Rochelle, les maisons du centre-ville atteignent rarement les 4 étages, et à Paris, la grande ville par excellence, les immeubles ne dépassent pas les 6 étages. C’est unique en France, certes, il existe déjà en banlieue des immeubles du même style, on en trouve ici ou là par groupe de 3 ou 4 qui ont poussé sur un terrain vague ou sur des endroits rendus libres par la destruction d’une usine hors d’âge. Sarcelles c’est différent, les architectes ont souhaité bâtir la ville du vingtième siècle. Il ne s’agit plus d’aligner deux ou trois bâtiments, il faut construire un ensemble cohérent pour loger et faire vivre tous ces petits provinciaux qui viennent chaque mois grossir les effectifs de la région parisienne. Les bâtisseurs ont dès le début défini un plan d’ensemble. Pour matérialiser leur projet et le vendre à l’État, ils ont réalisé une maquette complète de la ville telle qu’elle sera une fois terminée. Depuis les débuts de la construction, elle est exposée en permanence dans un local baptisé pompeusement le hall des expositions au milieu du parc, face à la Maison des jeunes. Les Sarcellois en sont fiers, c’est l’unique attraction de la ville, ils viennent régulièrement l’admirer et constater l’avancement des travaux. De nombreuses délégations étrangères font le déplacement pour la visiter et cela donne souvent l’occasion d’un pot. C’est fou l’argent que l’on peut dépenser en France en vin d’honneur, cela permet, paraît-il, d’éponger les excédents viticoles.
Moins de la moitié, des bâtiments prévus sont construits en 1960. En l’an 2000, la commune dépassera les 50 000 habitants. Les autres villes nouvelles bénéficieront par la suite de l’expérience de Sarcelles.
Sarcelles, ville tant décriée par les journalistes qui ont inventé le terme « sarcellite », c’est le luxe pour beaucoup. Leur première salle de bains avec une vraie baignoire, des chambres en nombre suffisant pour la famille, une cuisine, une salle à manger. Le plan des appartements a été étudié, les architectes ont montré tout leur savoir-faire. Oui, c’est vrai, on peut leur délivrer une bonne note. Seulement, il faut y vivre pour mesurer l’ampleur des dégâts. Pour le confort acoustique, cela laisse à désirer. Le bruit n’est pas la préoccupation des architectes qui ne vivent jamais dans ce qu’ils ont conçu. Les voisins n’ont pas de secrets pour nous, nous entendons presque toutes leurs conversations. Heureusement qu’il n’y a qu’une chaîne de télévision[iv] autrement, quelle cacophonie ! Je me souviens encore aujourd’hui de ma première nuit à Sarcelles, je n’ai pas fermé l’œil, l’excitation du voyage, certes, mais surtout le bruit des chasses d’eau qui égrenait les heures. Par la suite, je saurai reconnaître s’il s’agit de la nôtre ou de celle d’un voisin. Une autre raison à ma nuit blanche que je n’ose m’avouer : je réalise que je viens de quitter mes copains et qu’ici je suis seul, désespérément seul.
À peine levé, je sors voir à quoi ressemble mon nouvel univers. Le bâtiment, on ne parle pas ici d’immeuble, comme à Paris, est d’une taille démesurée. Ce terme, un tantinet prolétaire, pour désigner les constructions sarcelloises me fait sourire, cela fait moins chic que celui employé dans la capitale, même le vocabulaire ne plaide pas pour notre cause, il complote avec les journalistes. Nous aurons longtemps l’impression de vivre dans un chantier. Le bâtiment, disais-je, compte quatre étages, nous n’avons pas eu la chance d’habiter dans une tour. La législation n’oblige la présence d’ascenseur qu’à partir de cinq étages, c’est pour cela qu’à Sarcelles la majorité des constructions n’excèdent pas les quatre étages afin de faire l’économie des ascenseurs. Ma mère aurait aimé un appartement soit au quatrième pour ne pas avoir de voisins au-dessus, soit au rez-de-chaussée ou au premier étage pour avoir moins d’efforts à faire. Nous n’avons pas eu le droit de choisir et manque de chance, nous avons décroché le plus mauvais numéro, le troisième étage : la fatigue et le bruit.
Le bâtiment compte onze cages d’escalier. Chacune d’entre elles dessert dix appartements, deux par étage, en comprenant le rez-de-chaussée. Ce qui fait que notre bloc abrite cent dix logements et loge plus de quatre cents habitants, en considérant des familles de quatre personnes en moyenne. Ce chiffre est l’équivalent d’un village à comparer au tiers des trente-six mille communes françaises qui ont une population inférieure à deux cents habitants.
Les résidents de la commune à l’époque sont essentiellement des familles issues de la classe moyenne qui n’ont pas les moyens financiers de se loger à Paris où le prix du mètre carré ne cesse de s’envoler depuis la fin de la guerre. Dès 1962, la commune de Sarcelles accueillera les pieds-noirs après l’indépendance de l’Algérie, et deviendra par la suite terre d’accueil pour les immigrés. Le nombre d’ethnies recensées dans les années 2000 dépassait les cinquante.
Tous les bâtiments sont encore entourés d’agréables espaces verts qui disparaîtront rapidement par la suite au profit de parkings. En plus des pelouses impeccables qui feraient mourir de jalousie plus d’un jardinier, on trouve des espaces de jeux pour les enfants, avec toboggans et bacs à sable. La surveillance n’a pas été oubliée. Le maître d’œuvre a embauché une armée de gardiens et de gardiens-chefs pour veiller sur l’ordre et la propreté des bâtiments sans oublier des gardiens d’espaces verts pour faire respecter le règlement. Dans notre secteur, les jeunes ont baptisé notre préposé au gazon « La verdure ». Ce surnom lui colle à la peau, au point que nombre d’adultes croient réellement qu’il s’agit véritablement de son nom. Un voisin a fait dernièrement la réflexion à mon père :
— Ils ne manquent pas d’humour à Sarcelles, confier les espaces verts à une personne qui s’appelle La Verdure, il fallait y penser !
Mon père, que j’avais informé s’est bien gardé de le détromper.
Le manque de civisme des gens va bientôt mettre un terme aux utopies des architectes. Les bacs à sable pour les enfants se transforment en bac à crotte pour les chiens, mais pas uniquement. Les pelouses sont vite piétinées. « La verdure » résiste quelques années, sa démarche est de moins en moins assurée, l’effet de la boisson, certainement pour se guérir des railleries des jeunes… Un jour, il démissionne après avoir reçu des coups en service commandé. Les gardiens de bâtiment se font de plus en plus rares. La petite délinquance devient la normalité ; elle gagne du terrain, et s’étend désormais à toute la région parisienne. 1968 est passée par là, il est interdit d’interdire, la république du civisme est terminée.
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En décembre 1960, vous trouvez toujours de la place dans les parkings pour garer votre voiture, les architectes ont vu grand, vous pensez, une place pour deux appartements ! C’est sûr que nous pouvons être fiers de nos élites qui ont tout prévu.
Depuis la Libération, la France s’est dotée d’un plan avec un commissaire au Plan qui planifie le pays, comme dans les pays soviétiques. Le problème c’est que ces chercheurs se basent sur les statistiques d’hier pour faire les investissements de demain et le monde évolue de plus en plus vite. En 1960, la France fait pâle figure avec ses trente kilomètres d’autoroutes comparés aux milliers qui existent en Allemagne. Il faut deux ans d’attente pour obtenir le téléphone et la liste s’allonge un peu plus chaque mois. L’informatique, personne n’en parle, d’ailleurs s’il existe déjà des ordinateurs, ils sont réservés à des fins militaires. Les grosses entreprises utilisent cependant la mécanographie, l’ancêtre de l’informatique.
Avec mes sœurs, nous appartenons à une famille favorisée au regard de la moyenne nationale. Mes parents ont la chance de posséder une automobile depuis fort longtemps, un luxe pour beaucoup. Le dernier modèle en date, une Aronde de chez SIMCA[v]. Mon père l’a achetée neuve en 1956 en remplacement de la vieille Salmson[vi] 1930 qui venait de rendre l’âme. Le compteur affiche presque cent mille kilomètres, ce qui est beaucoup pour un véhicule à cette époque. Le moteur ne va pas tarder à nous lâcher, à moins que ce ne soit la carrosserie. Par la suite, nous serons rassurés, moteur et carrosserie lâcheront en même temps fait rarissime que je vous conterai plus tard. Depuis notre emménagement, notre SIMCA est venue grossir les rangs des véhicules qui s’entassent dans le parking. Évidemment, il n’est pas couvert, impensable pour un provincial de ne pas laisser sa voiture passer la nuit dehors. Heureusement, que mon père ne fait pas partie de ces maniaques, de ce côté-là, il est cool. Pour lui, peu importe de laisser sa voiture dans la rue, il faut reconnaître que, compte tenu de son état, elle ne craint plus grand-chose.
Deux ans plus tard, les parkings débordent, les automobilistes se garent sur les pelouses, en double file dans la rue et même sur les trottoirs. Alors, pour remédier au problème, les têtes pensantes décident de construire des parkings en hauteur, appelés : silos à voiture, comme les silos à grain. Un endroit idéal pour venir s’approvisionner en pièces détachées, il faut moins d’une heure pour désosser la voiture du voisin, ni vu ni connu.
À gauche de notre bâtiment, l’énorme chaufferie impressionne les nouveaux migrants et les visiteurs du dimanche tant par sa taille que par sa forme. Aussi grande qu’un immeuble, elle ressemble à une usine avec des tuyaux sortant de partout, elle est surmontée de deux grosses cheminées qui lui donnent un petit air de transatlantique. Le chauffage urbain est une originalité sarcelloise. Tous les jours des camions de fuel viennent remplir les cuves de la gigantesque chaudière afin de produire une eau à haute température pour chauffer les logements. Les canalisations qui délivrent l’eau chaude aux habitations ne sont que légèrement enterrées, et, en plein hiver des touffes d’herbe verte surgissent ici ou là au grand étonnement des passants. Les déperditions sont énormes et ne préoccupent personne, le mazout ne coûte pas encore très cher. Bien que l’OPEP (Organisation des pays producteurs de pétrole) fut créée en 1960, ce n’est qu’à partir des années 1970 lors de la première crise pétrolière que les prix s’envolent. Le chauffage urbain est efficace, dans les appartements l’eau chaude circule dans des canalisations creusées dans le béton. Sol et plafond sont ainsi chauffés en permanence. Nous apprenons vite à marcher pieds nus sur les moquettes qui recouvrent tous les sols. Les pieds gonflent sous l’effet de la chaleur. Dans l’appartement, nous supportons, au beau milieu du mois de janvier des 25°C et plus, alors que la France grelotte.
Notre bâtiment est situé en périphérie du Grand Ensemble. Côté jardin, l’avenue Marie-Blanche[vii] qui dessert nos cages d’escalier est quasi déserte. Face à l’avenue, les champs et les arbres fruitiers attendent d’être intégrés dans le plan d’urbanisation, leurs propriétaires négocient le montant des indemnisations. À un kilomètre de là, le village de Sarcelles avec ses 6 000 habitants a encore un petit air de province et, si sa population est identique à celle de Châtelaillon, c’est bien leur seul point commun. Au fil des ans, le vieux Sarcelles, qui est aussi appelé « Sarcelles-Centre », « le Vieux-Sarcelles » ou même « Sarcelles, les Vieux », s’est vu attribuer différents noms. Plus récemment, on l’a surnommé « Sarcelles Village » afin de le distinguer du Grand Ensemble. Deux villes complètement différentes, avec le temps, le Grand Ensemble et son peuplement galopant engloutissent peu à peu le village. Aujourd’hui, les champs ont disparu pour ne former qu’une seule agglomération. La mauvaise renommée du Grand Ensemble a définitivement terni l’image du bourg, le prix de ses maisons a été revu fortement à la baisse.
Côté cour, une allée nous sépare de l’école primaire qui accueille les nombreux enfants du quartier. C’est dans ce décor où nous assisterons quelques mois après notre emménagement au tournage d’une scène du film Mélodie en sous-sol d’Henri Verneuil[viii] avec Jean Gabin[ix]. La scène, je l’ai observée de la fenêtre, ils s’y sont repris à cinq ou six fois, je m’en souviens encore. Jean Gabin venait chercher un gamin, peut être son petit-fils à la sortie de l’école. Quand le film est sorti, je me suis précipité au cinéma dans l’espoir de retrouver cette séquence dans le film. J’ai eu beau regarder, la scène n’a pas été intégrée lors du montage, le réalisateur a dû juger qu’elle n’apportait rien à l’histoire.
Le Grand Ensemble appelé Sarcelles-Lochères[x] se veut une vraie ville avec des appartements pour loger les gens et des écoles pour accueillir tous les enfants de la ville. Des jeunes, il y en a plein les rues à Sarcelles dans les années 60. Les nouveaux arrivants sont des couples de trente à quarante ans avec trois enfants en moyenne. Nous sommes pile dans les statistiques, ma mère, mon père, mes deux sœurs et moi, évidemment, j’espère que vous ne m’aviez pas oublié. Les nouveaux arrivants à Sarcelles en 1960 sont surpris de ne pas voir de personnes âgées dans les rues. Excusez-moi du terme, je devrais employer la formule « personnes d’un certain âge ». L’inventaire ne serait pas complet si j’omettais de parler des commerces. Dans les villes et villages traditionnels, les boutiques sont disséminées dans l’agglomération avec une préférence pour le centre. Ils sont mélangés aux habitations ; souvent, on trouve le commerce au rez-de-chaussée et le logement du commerçant à l’étage. À Sarcelles, rien ne ressemble à rien, c’est un dépaysement total. Les magasins sont regroupés dans des endroits appelés centres commerciaux. Il y en a un par quartier. Sur les onze qui étaient prévus, seuls, quatre sont construits en décembre 1960, le cinquième est en cours de construction. On parle de Sarcelles 2, Sarcelles 3, Sarcelles 4, cela donne un petit air d’arrondissement et le centre commercial du quartier porte aussi le numéro, on dit CC4 pour centre commercial numéro 4. Vous allez me dire que je ne sais pas compter puisque j’ai oublié de mentionner le 1, eh bien non, chaque règle a son exception, le 1 est le seul quartier à avoir été baptisé, il s’appelle « les Sablons », sa construction date de 1956.
À la différence des centres commerciaux d’aujourd’hui, les boutiques ne sont pas dans un espace fermé, mais à ciel ouvert. Cela signifie que, lorsqu’il fait froid ou lorsqu’il pleut, les clients ne s’attardent pas pour contempler les devantures. L’heure du shopping n’a pas encore sonné et ce ne sont pas les arcades ouvertes à tout vent qui abritent les consommateurs du mauvais temps. On vient pour faire ses courses en achetant seulement l’essentiel. Il n’y a pas de chariots disponibles comme dans les grandes surfaces actuelles. Chaque ménagère vient avec un cabas qui est souvent lourd à porter. On dénombre dans un centre commercial, une boulangerie, une boucherie, une pharmacie, une librairie maison de la presse qui est plus une maison de la presse qu’une librairie, un café, un salon de coiffure et une épicerie en libre-service. Parfois, on trouve aussi des commerces qui n’ont plus cours aujourd’hui, comme les drogueries, les merceries. Pour tous les achats non usuels, il faut impérativement aller à Paris ou à Saint-Denis. Je me souviens au centre commercial Numéro 2, le plus important, la droguerie portait un nom rigolo « Chez Plumeau ». Dix ans plus tard, elle fera faillite, concurrencée par les grandes surfaces qui poussent comme des champignons.
Ça y est, j’ai planté le décor général de Sarcelles. Imaginez ces bâtiments, ces écoles, ces centres commerciaux, ces voies qui sont baptisées avenues, boulevards et allées. Le mot « rue » a été banni du vocabulaire sarcellois, qui est trop vieux jeu aux yeux des architectes. Et les travaux qui n’en finissent pas, les habitants pataugent dans la boue à la moindre averse.
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En 1960, la commune de Sarcelles en chiffres, c’est 15 000 habitants, 4 centres commerciaux, les rues remplies de jeunes, lorsqu’il n’y a pas école. Quatre centres commerciaux, ce qui signifie 4 boulangeries, 4 cafés, 4 boucheries… Un nombre de commerces relativement bas. Le dimanche matin au centre commercial la queue devant la boulangerie nous rappelle les reportages, vus à la télévision, sur les pays soviétiques, sauf qu’ici, ce n’est pas le manque de pain qui génère ces files d’attente, mais le manque de boulangerie. Les commerçants se frottent les mains et l’argent entre à pleines brouettes.
Dans la journée, peu d’adultes déambulent dans les rues, ils travaillent à Paris, partent tôt le matin et rentrent tard le soir. Sarcelles est ce que les journalistes appellent une cité-dortoir. Le fameux slogan « métro-boulot-dodo » inventé en 68 s’y applique pleinement.
Les architectes ont tout simplement oublié tout ce qui fait vivre une ville, les bureaux, les usines. Et ce ne sont évidemment pas les commerces en nombre toujours insuffisant ou les rares artisans et médecins, qui donnent du travail à toute la population active. Sarcelles, vue par les autres, c’est l’enfer. Les journalistes ont contribué largement à cette image négative. Quelques jours après notre arrivée, je commence à prendre possession des lieux. J’ai repéré des jeunes de mon âge dans le bâtiment et aux alentours. Je devrais me faire rapidement de nouveaux copains.
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[i] L’ORTF, L’Office de la Radiotélévision, remplace en 1964 le monopole de radiodiffusion RTF créé en 1945. Le général de Gaulle souhaite une institution autonome comme la BBC. Plusieurs réformes par la suite ont eu pour but de couper les liens entre le pouvoir politique et la télévision sans jamais y parvenir complètement.
[ii] Il s’agissait de l’émission « un égal trois » créée par Jean Yanne et Jacques Martin. Lors de la troisième émission, dans le sketch de Napoléon Jean Yanne parle du Général en terme un peu moqueur. Ce qui leur vaudra un procès et la fin de l’émission.
[iii] TSF : transmission sans fil. Communication par onde radio par opposition au télégraphe ou au téléphone, pour lesquels la communication est véhiculée par un fil. Le sigle T.S.F. désigne entre autres les récepteurs radio des particuliers.
[iv] En 1937 ont lieu les premières émissions en public. 1963, les Français assistent à la naissance de la deuxième chaîne en noir et blanc. Octobre 1967, passage de la deuxième chaîne à la couleur. 1973, La France se dote d’une troisième chaîne de télévision en 625 lignes. 1984, François Mitterrand autorise la diffusion de la première chaîne privée avec la naissance de Canal-Plus.
[v] SIMCA est un des cinq constructeurs d’automobiles des années 60 avec Renault, Peugeot, Citroën et Panhard.
Contrairement au nom des quatre autres constructeurs, SIMCA n’est pas le nom du propriétaire, mais un sigle qui signifie Société Industrielle de Mécanique et Carrosserie Automobile. Créé à l’origine par Fiat, SIMCA dans un premier temps, fabrique sous licence des voitures de la marque Fiat. En 1961, La SIMCA 1000, concurrente directe de la R8, connaît un grand succès commercial. L’entreprise est reprise par Chrysler, qui porte sa participation à 63 % en 1962. En 1978, Chrysler cède ses parts à Peugeot.
[vi] Salmson, constructeur aéronautique avant la guerre de 1914, se lance dans la construction d’automobiles en 1919. En 1929, il fabrique la S4. La société disparaît en 1962.
[vii] L’avenue Marie-Blanche, rebaptisée depuis avenue Pierre Kœnig, portait le prénom de la femme d’un promoteur du Grand Ensemble.
[viii] Henri Verneuil, réalisateur français d’origine arménienne de son vrai nom Achod Malakian, est né en 1920 et mort en 2002. En 1996, il obtient un César d’honneur pour son œuvre.
[ix] Jean Gabin, de son vrai nom Jean-Alexis Gabin-Moncorgé, est né à Paris en 1904. Acteur de cinéma célèbre, il a tourné dans plus de 90 films.
[x] Lochères est le nom du bois qui existait avant la construction du Grand Ensemble.