Les inséparables

Introduction

Je m’appelle Philippe Vélasquez, je suis le dernier homme libre du trio que nos proches avaient surnommé les inséparables. Mes amis et moi rêvions de révolutionner l’existence de nos semblables pour la rendre meilleure ; un objectif qui aurait dû obtenir l’adhésion de nos compatriotes. Très rapidement, nous nous rendîmes compte qu’il n’était pas partagé par nos concitoyens, à commencer par nos parents, qui qualifiaient notre projet d’utopique sans toutefois s’y opposer fermement. Ils pensaient qu’avec le temps nous comprendrions notre erreur et reprendrions pied dans le monde du réel. Ils étaient loin d’imaginer dans quel drame nous nous étions fourrés.

 

Aujourd’hui, je vis avec ma femme, qui est la seule en qui je puisse avoir confiance. Nous nous inquiétons constamment pour nos enfants et nos proches et, lorsque je me lève le matin, j’ai peur de subir le même sort que mes deux amis d’enfance. Laissez-moi vous conter notre histoire.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1
L’accueil de la famille Vélasquez en France

Je suis l’héritier d’une grande famille catalane et mon patronyme, je le dois à mon arrière-grand-père, Diégo Vélasquez, qui naquit en 1907 à Cadaqués, en Catalogne. Il dut fuir l’Espagne à cause de la guerre civile en 1937, alors qu’il possédait une entreprise florissante. Il n’hésita pas à s’exiler, abandonnant sa fortune pour ne pas trahir ses idéaux. Son épouse, Carmen, l’a toujours soutenu, dans les bons comme dans les mauvais moments. Ce couple de catholiques pratiquants, uni par les liens sacrés du mariage, ne supportait pas les massacres, qu’ils soient perpétrés par les communistes ou par le caudillo. Diégo, depuis que Carmen lui avait révélé qu’elle était enceinte, s’inquiétait que leur enfant naisse dans un monde en guerre. Ils quittèrent leur pays avec une seule valise dans laquelle ils avaient entassé quelques objets de valeur. Ils payèrent grassement le patron d’un chalutier qui pêchait dans les eaux espagnoles et vendait ses poissons en France, où les prix étaient plus avantageux. Ils embarquèrent en pleine nuit à bord du bateau, déguisés en marins. Le capitaine les déposa le lendemain dans le port de Collioure, en France, où ils restèrent enfermés deux jours dans une chambre d’hôtel. Diégo ne se sentait pas en sécurité dans ce coin de France, car les natifs du département des Pyrénées-Orientales se considéraient comme étant plus catalans que français. Le couple Vélasquez pouvait se fondre dans la foule sans attirer sur eux l’attention des autochtones avec qui il partageait la langue ; seulement, Diégo se méfiait de la police de Franco, qui surveillait les nouveaux arrivants pour les ramener de l’autre côté de la frontière, où ils subissaient le sort destiné aux traîtres.

 

Après deux nuits passées à Collioure, Diégo, prétextant que sa femme s’était foulé la cheville, demanda au patron de l’établissement de les conduire à la gare où ils prirent deux billets pour Paris. Ils n’hésitèrent pas à patienter plus d’une heure dans le train, en s’enfermant dans leur compartiment de peur d’être repérés par les miliciens aux ordres du caudillo. Arrivés dans la capitale, ils descendirent à la gare de Lyon et s’engouffrèrent dans le métro en s’assurant qu’ils n’étaient pas suivis. Ils réservèrent une chambre dans un hôtel modeste et se renseignèrent sur le coût d’un meublé. Ils durent déchanter, car le prix des locations dans Paris intra-muros était trop cher pour eux, du moins tant que Diégo n’aurait pas retrouvé un travail. Il prit contact avec un cousin espagnol qui lui conseilla de s’adresser à la mairie d’Aubervilliers, une commune dans le nord de Paris où les services sociaux aidaient les personnes fuyant le régime de Franco. Quand Diégo expliqua à l’employée qu’avec sa femme ils avaient quitté leur pays pour échapper à la dictature, il fut reçu avec tous les égards qu’une municipalité communiste pouvait concéder à des gens qui se battaient contre le fascisme. Elle leur accorda un logement et une avance de fonds et lui indiqua le nom d’une entreprise recherchant de la main-d’œuvre.

 

Leur emménagement en région parisienne ne fut pas apprécié par les locaux. Ils eurent droit aux critiques et humiliations habituelles réservées aux étrangers à qui on reproche de prendre la place des nationaux. Ils demeurèrent discrets et retroussèrent leurs manches pour montrer aux Français qu’ils étaient dignes de devenir des leurs. Diégo redémarra au bas de l’échelle en ne refusant pas des tâches que les Français délaissaient, puis il trouva un poste de mécanicien dans un garage, un métier qui était très recherché. Très vite, son sérieux fut reconnu par les clients qui ne craignaient pas de lui confier leur véhicule. Carmen, pour améliorer le quotidien, accepta de faire des ménages chez des notables de la ville. Elle dut se mettre en arrêt maladie quand elle en fut à son septième mois de grossesse. La femme du notaire pour qui elle travaillait l’avait prise en affection et venait la voir régulièrement dans son appartement. Elle s’inquiétait que l’accouchement se passât mal et l’avait inscrite à la clinique pour qu’elle puisse bénéficier des mêmes soins que les personnes aisées. Carmen lui en sera toujours reconnaissante. Le 15 juin 1938, Carmen mit au monde un garçon. Ce fut le premier des Vélasquez à naître hors du sol espagnol.

Deux ans plus tard, la famille Vélasquez s’agrandit avec la venue d’une fille en mars 1940, qu’ils baptisèrent Virginie en hommage au roman Paul et Virginie d’Henri Bernardin de Saint-Pierre.

 

Carmen, qui souhaitait que leurs enfants reçoivent un enseignement catholique, se rangea à l’avis de son mari lorsqu’il invoqua le coût prohibitif de ce genre d’établissement. Elle dut inscrire Pierre et Virginie à l’école publique. Pierre, l’aîné, ne fut pas épargné et eut droit, dans un premier temps, aux quolibets et aux insultes en raison de ses origines espagnoles. Ses brillantes facilités firent taire ses détracteurs, au point que, dès le CE2, plus personne ne se souvenait qu’il était né de parents étrangers. Virginie, qui avait hérité de la beauté de sa mère, alliait gentillesse et drôlerie ; trois qualités qui firent d’elle la coqueluche de son établissement. Comme son frère, elle se hissa en tête du palmarès, forçant ainsi l’admiration des enseignants et le respect de ses camarades. Les résultats qu’ils récoltèrent leur ouvrirent la porte des études supérieures et ils bénéficièrent tous les deux de l’ascenseur social qui les propulsa dans la catégorie des classes dirigeantes. Pierre décrocha un diplôme d’ingénieur, alors que Virginie, après avoir obtenu son baccalauréat avec mention très bien, s’inscrivit à la Sorbonne où elle réussit brillamment une licence de lettres.

 

Diégo, à force d’efforts, accumula une belle somme d’argent qu’il utilisa pour racheter le garage dans lequel il travaillait quand son patron prit sa retraite. Dix ans plus tard, il était à la tête de cinq succursales. Il fréquentait désormais les coins chics de l’Ouest parisien après l’acquisition d’un superbe pavillon à Chatou, une des communes huppées de la ceinture dorée. Il n’était pas tenté par un appartement dans la capitale et préférait habiter à la campagne pour le bien-être de sa descendance. Dans son esprit, la banlieue offrait un bon compromis. Diégo aimait ses enfants et était prêt à tous les sacrifices pour leur fournir les meilleures études. Maintenant qu’il gagnait bien sa vie, il pouvait choisir un collège prestigieux pour l’entrée en sixième de son fils. Il chercha tout naturellement un établissement exceptionnel. Sa décision se focalisa sur l’école Stanislas, qui alliait excellents résultats et enseignement catholique. Il emménagea dans un magnifique duplex situé dans le sixième arrondissement à deux pas de l’institution dans laquelle il souhaitait scolariser son aîné.

Pierre décrocha son bac avec mention très bien et s’orienta vers des études d’ingénieur.

Ce fut au cours de sa formation à l’école des Mines de Paris que Pierre rencontra en 1961 Monique Pelletier lors du bal annuel. Il tomba amoureux de la descendante unique d’un grand industriel. Son futur beau-père ne s’opposa pas au choix de sa fille et trouva en ce jeune homme toutes les qualités du gendre idéal. Il voyait en lui son digne successeur à la tête de son empire. Il céda à la demande de Monique, qui était terrorisée à l’idée du départ de son fiancé en Algérie. Il plaida en haut lieu la poursuite des études de son beau-fils pour différer sa mobilisation qui l’aurait envoyé se battre en Algérie. Entre-temps, les accords d’Évian mirent fin à la guerre le 18 mars 1962. Pierre ne fut toutefois pas exempté des obligations nationales qu’il effectua dans des conditions moins dangereuses au ministère de l’Air. Le mariage fut célébré en décembre 1962, avant que la grossesse de Monique ne se répande sur la place publique.

Pierre termina son service dix-huit mois plus tard avec le grade de sous-lieutenant. Un titre qui lui permettait de montrer à ses détracteurs son attachement à l’armée et couper court à tout reproche d’antimilitarisme.

 

Virginie suivit un cursus moins prestigieux que son frère, ce qui ne l’empêcha pas d’acquérir très vite une notoriété qui la rendit célèbre non seulement en France, mais aussi à l’international. Après des études littéraires à la Sorbonne, elle se lança dans l’écriture avec succès. Son premier roman fut récompensé par un prix renommé qui la plaça en tête des ventes. Elle était invitée dans de nombreuses émissions radiophoniques et télévisées. C’est lors d’un de ses entretiens qu’elle rencontra le comte Frederic von Dersein, qui venait de publier un traité sur les relations franco-allemandes. Ce jeune homme au physique d’Apollon avait l’avantage d’être l’unique descendant du patron d’une grande firme automobile allemande et disposait à ce titre d’une fortune conséquente. Passionnés tous les deux de littérature, le courant passa entre eux et, un an plus tard, ils célébraient leur mariage au cours d’une cérémonie grandiose qui fut retransmise par les médias français et allemands. Par la suite, Virginie écrivit une dizaine de romans dont les ventes se comptaient par centaines de milliers d’exemplaires.

Elle mit au monde trois enfants, deux filles, Véronique et Elsa, ainsi qu’un garçon, David, qui devinrent des célébrités. Elle milita très jeune au sein des instances européennes et œuvra durant toute son existence pour renforcer l’amitié franco-allemande. Elle se lança dans la politique et obtint le ministère de la Culture, mais sa mésentente avec le chef du gouvernement mit fin à sa mission, ce qui ne nuisit pas à sa popularité, bien au contraire.

Monique accoucha le 19 juillet 1963 d’un garçon qu’ils baptisèrent Patrick. Cet événement rendit Diégo particulièrement comblé. Son rêve se réalisait avec la mise au monde de son petit-fils, qui appartenait à la deuxième génération née en France et faisait de lui un Français d’origine. Il avait travaillé dur toute sa vie pour oublier les années sombres du franquisme. Il était grand temps de prendre une retraite bien méritée et d’offrir à Carmen ce périple dont elle ne cessait de lui rebattre les oreilles avant que la maladie ne l’en dissuade. Jusqu’à présent, il avait tout fait pour garder le secret, mais, dans quelques semaines, il ne sera plus en mesure de cacher ses souffrances. Ses affaires marchaient bien et son fils gagnait très bien sa vie.

Pierre fut embauché dans l’entreprise de son beau-père et gravit tous les échelons, dix ans plus tard, il occupait le poste de directeur technique et conseiller du président. Dans l’esprit de tous les employés, il s’agissait du futur PDG.

Diégo pouvait être fier de la réussite de ses enfants et son bonheur aurait été parfait si des ennuis de santé ne se profilaient pas à l’horizon. Depuis quelque temps il était atteint d’une douleur qui l’avait amené à consulter un médecin. Les premiers résultats n’étaient pas encourageants. Il cessa toute activité professionnelle pour vivre ses derniers mois auprès de sa femme.

Date de dernière mise à jour : 15/11/2025

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