La faute de monsieur le Maire

Mantes-la-Jolie

 

 

La faute de Monsieur le Maire

 

 

 

 

Mantes-la-Jolie

Le couple Martinet avait attendu cette retraite pendant très longtemps. Ils en rêvaient depuis des années. Ils avaient planifié la date et réfléchi à leur nouveau lieu de résidence. Cependant, l’augmentation de l’espérance de vie et le contexte national perturbèrent leurs plans. La dernière réforme des retraites les contraignit à demeurer un an de plus dans cette région parisienne où la vie leur devenait insupportable. Les agressions dans les transports en commun étaient devenues si courantes que plus aucun journaliste n’osait en parler à la télévision, sauf en cas de décès, et encore seulement lorsque les forces de l’ordre étaient impliquées. Les insultes, les vols, les coups relevaient de leur quotidien. La police se faisait discrète, à croire qu’elle avait abandonné le pays.

Pourtant, cela n’avait pas toujours été ainsi. Claude se remémorait trente ans plus tôt lorsque lui et sa femme Geneviève avaient décidé de se priver pour accéder à la propriété. Ils s’étaient endettés au-delà du raisonnable pour cela. Pendant plus de dix ans, ils avaient renoncé aux vacances, limité les sorties au cinéma et échangé leur restaurant dominical contre le McDo du coin. C’est ainsi qu’ils avaient réussi à économiser l’argent nécessaire pour construire leur pavillon à Mantes-la-Jolie, une commune au nom évocateur. Le choix du terrain avait été purement fortuit. Un jour, Geneviève avait pris un magazine publicitaire réservé aux annonces immobilières sur le présentoir de la boulangerie. Ce n’était qu’une brochure de huit pages au format A4, identique à celui des journaux hebdomadaires. Elle pensait qu’il s’agissait des programmes des spectacles du week-end, et quand elle réalisa son erreur, elle chercha un endroit où s’en débarrasser. Une corbeille lui tendait la main. Avant de jeter le feuillet à la poubelle, son regard croisa celui du boulanger qui observait tous ses faits et gestes derrière son comptoir. Elle ne voulut pas le vexer en mettant une de ses publications dans une poubelle, alors elle fourra machinalement le feuillet dans son cabas.

En rentrant à la maison, elle retrouva le prospectus coincé au fond de son sac, entre la bouteille de lait et les croissants pour le lendemain. Avant d’ouvrir la porte du poêle pour le brûler, elle parcourut rapidement son contenu. Son attention fut attirée par une petite annonce à la page 4 :

« Vente d’un terrain constructible de quatre cents mètres carrés à Mantes-la-Jolie, à proximité du centre-ville… »

Le prix correspondait parfaitement à la somme qu’ils étaient prêts à dépenser. Certes, cela les éloignait un peu de leur lieu d’activité, mais c’était encore dans une limite acceptable. De plus, Mantes-la-Jolie était desservie par la gare Saint-Lazare, située au cœur du quartier des affaires, à proximité de l’opéra, des grands magasins et surtout à deux pas de la compagnie d’assurances où travaillaient Claude et Geneviève. C’était un coup de chance, ils n’auraient plus besoin de prendre le métro, et habiter dans une commune au nom aussi charmant ne pouvait que leur apporter du bonheur, pensaient-ils à l’époque.

Une semaine plus tard, ils se retrouvaient dans l’étude de Maître Rigaud, notaire à Mantes, pour signer la promesse d’achat du terrain. La construction dura plus d’un an et la facture, plus élevée que prévu, explosa le budget initial. La banque refusa d’augmenter le capital d’un centime, prétextant qu’ils avaient atteint leur limite d’endettement. Maintenant que les travaux étaient lancés, il était impossible de faire marche arrière. Claude rassembla son courage et ravala son orgueil avant d’aller trouver son frère, qui avait eu la chance de décrocher un poste très bien rémunéré dans le domaine du conseil. Cela faisait deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus, l’accueil fut un peu tendu jusqu’à ce qu’ils retrouvent les mots qui réveillent en eux le sentiment familial et fassent taire cette vieille querelle. Au nom de leur amitié ancestrale, son frère décida de l’aider en lui prêtant le complément sans intérêt, remboursable en deux ans, ce qui, compte tenu de l’inflation, était un véritable cadeau.

Claude le remercia profusément et, par pure politesse, lança une invitation à dîner pour le samedi suivant, persuadé que son frère allait décliner l’offre. Contre toute attente, celui-ci accepta. Maintenant, le plus difficile restait à faire pour Claude : convaincre sa femme de recevoir son beau-frère et sa belle-sœur, et lui faire promettre de ne pas créer de conflit pendant le repas.

Avant de rentrer chez lui, il s’arrêta dans un bar et commanda un double whisky pour se donner le courage d’affronter son épouse. Celle-ci le reçut avec un sourire, sans se douter un instant qu’il avait renoué avec son frère. En l’écoutant plaisanter, il pensa que cette joie serait de courte durée, car dès qu’elle apprendrait la nouvelle, elle se mettrait à crier. Il s’attendait au pire, alors il prit une grande respiration et, tout en implorant le ciel de ne pas être interrompu, il se lança en lui annonçant la nouvelle.

— Nous sommes tirés d’affaire, j’ai trouvé l’argent qui nous manque… Il ne put finir sa phrase, ce qu’il redoutait tant se réalisait. Geneviève l’arrêta net, son sourire se transformant en un rictus effrayant.

— J’espère que tu ne t’es pas adressé à ton frère ?

— Et à qui d’autre veux-tu que je m’adresse ? Certainement pas à tes sœurs qui sont sans le sou ! Ma démarche a été suffisamment pénible pour que tu ne m’accables pas ainsi. Il fallait bien que je trouve un prêteur. En plus, il n’était pas très enthousiaste, alors dès que je lui dirai que je n’ai plus besoin de son aide, il sera ravi, fais-moi confiance. Geneviève réfléchit un instant et réalisa qu’il n’y avait pas d’autre solution, qu’ils devaient en passer par là. Restait le plus difficile pour elle à entendre.

— Qu’est-ce qu’il demande en échange, ton cher frère ?

— Oh, rien ! Juste un remboursement en deux ans, sans intérêts. Je me suis senti obligé de les inviter à dîner samedi prochain. Geneviève ne répondit rien, signe qu’elle s’y était résignée. Claude pouvait respirer, cette réconciliation mettait fin à leur seul point de discorde.

Le repas se déroula sans incident, les belles-sœurs reléguant leurs rancunes dans les profondeurs de leur mémoire, réalisant qu’elles n’avaient que peu d’importance. Sans devenir les meilleurs amis du monde, ils renouèrent des relations que l’on pourrait qualifier de normales entre membres d’une même fratrie. Geneviève et son mari redoublèrent d’efforts pour économiser rapidement la somme qu’ils devaient rembourser, et ils payèrent leur dette avec un an d’avance sur l’échéance.

Les années passèrent, avec leur lot de bonheurs et de peines, comme c’est le cas dans toutes les familles.


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Le déménagement à Mantes-la-Jolie se déroula dans la joie. Pour célébrer l’événement, ils invitèrent toute la famille et leurs amis lors de la pendaison de crémaillère. Le couple se transforma en famille avec la naissance de leur fille et de leur fils. La vie suivait son cours tranquille, les enfants Martinet, heureux comme tous les enfants de leur âge, grandissaient dans cet environnement qu’ils appréciaient. L’inflation, un fléau pour certains, une bénédiction pour d’autres, grignotait lentement le capital, rendant les remboursements plus supportables chaque année. Au point qu’une année, les Martinet purent enfin partir en vacances pendant un mois entier.

Au bout d’une dizaine d’années, la population des environs commençait à prendre un air exotique, ce qui amusait au début les anciens propriétaires. Puis, discrètement, silencieusement, sournoisement, le quartier se modifiait peu à peu au gré des nouveaux arrivants.

Les enfants des nouveaux résidents s’appropriaient les rues du quartier et en faisaient leurs terrains de jeu. Les commerces traditionnels fermaient les uns après les autres. La charcuterie fut la première sur une longue liste de commerces à vendre. En seulement six mois, sa fréquentation avait diminué de moitié. Un matin, deux hommes se présentèrent chez le charcutier, un homme jovial d’une soixantaine d’années qui avait l’habitude de plaisanter avec ses clients. Pourtant, derrière cette apparence enjouée, il était réaliste et intelligent quant aux raisons de ses difficultés financières. Il avait analysé la situation sans se faire d’illusions. La baisse de ses revenus n’était pas due à une conjoncture temporaire, ainsi que le répétaient à l’envi bon nombre de ses collègues, mais à un changement durable de la composition de la population environnante, dont les nouvelles pratiques ne les incitaient pas à fréquenter ce type de commerce. Il savait pertinemment qu’il ne retrouverait jamais son chiffre d’affaires d’antan, et en homme avisé, il considéra cette visite comme une opportunité. Il pensait que ce qu’il toucherait de la vente de sa boutique serait toujours mieux que rien. Il devait donc agir intelligemment pour ne pas donner l’impression aux acheteurs qu’il cédait trop rapidement, tout en évitant de tenir des propos qui pourraient les décourager.

— Votre commerce n’est pas à vendre, nous cherchons un local pour ouvrir une boutique de produits exotiques.

— Si vous n’êtes pas pressés, je prends ma retraite dans trois ans.

— Trois ans, c’est une éternité, nous en avons besoin maintenant. Vous n’avez plus beaucoup de clients, réfléchissez-y !

L’avertissement était on ne peut plus clair. Ces deux émissaires n’étaient pas venus par hasard. Un mois plus tard, le charcutier vendait sa boutique. Il fut le seul commerçant du quartier à profiter de la vente de son commerce, même si la somme qu’il reçut était bien inférieure à sa valeur réelle. Les autres commerçants refusèrent les offres qui leur semblaient dérisoires et furent contraints de cesser leurs activités sans trouver de repreneur. Les magasins restaient fermés pendant quelques semaines, puis un matin, les habitants découvrirent avec stupéfaction que certains avaient été forcés pendant la nuit et étaient devenus des repaires pour des jeunes en difficulté. La police n’osait plus s’aventurer dans le quartier depuis longtemps, et les petits délinquants faisaient leur loi.

Heureusement, les enfants Martinet avaient dépassé l’âge de fréquenter le collège d’à côté dont le niveau scolaire avait considérablement baissé. Après le lycée, ils s’étaient tous deux inscrits à l’université à Paris. Le fils Martinet, dès qu’il eut son master en poche, trouva un emploi au Canada. Quant à la fille, après avoir brillamment obtenu une maîtrise de gestion à la Sorbonne, elle fut embauchée dans une banque à Paris, où elle travailla pendant trois ans avant de rencontrer, lors d’un week-end à Londres, l’homme de sa vie : un diplômé d’une grande école de commerce qui avait été engagé dans un établissement financier de La City. Elle démissionna pour épouser son prince charmant. Depuis, elle mène une existence de princesse dans un immeuble victorien au cœur de Londres, où elle élève ses deux enfants.


Ce quartier de Mantes-la-Jolie, autrefois paisible, avait pris tous les attributs d’une cité, comme le décrivent fréquemment les journalistes à la télévision. Le quotidien du couple Martinet devenait de plus en plus insupportable, surtout depuis le départ de leurs enfants à l’étranger et le déménagement de la plupart de leurs amis pour une banlieue plus accueillante. Chaque soir, en rentrant du travail, ils se retrouvaient chez eux à l’abri derrière leur porte blindée et leurs volets, installés par une entreprise spécialisée en sécurité. La nuit, le moindre bruit les faisait sursauter. Ils avaient équipé leurs téléphones portables et vérifiaient constamment l’état de charge de leurs batteries, au cas où ils seraient victimes d’une agression. Ils vivaient dans la peur, attendant leur retraite comme on attend le Messie, en espérant que tous leurs problèmes disparaîtraient comme par enchantement.


Les autorités locales et nationales avaient bien tenté d’apporter des solutions, en mettant en place divers programmes qui avaient tous échoué les uns après les autres. Ce n’était pas par manque de moyens, car d’importantes sommes d’argent avaient été dépensées, entraînant une dette considérable pour la commune et une augmentation substantielle des impôts fonciers.

Plusieurs projets de réhabilitation avaient été lancés, mais avec des résultats quasi nuls. Les populations solvables avaient quitté les environs.

Les Martinet faisaient figure d’anciens combattants, ils faisaient partie des ultimes survivants. Leur pavillon était toute leur vie. Son acquisition n’avait été possible qu’au prix de grands sacrifices et privations. Maintenant qu’ils sortaient enfin du tunnel avec le paiement des dernières traites, ils étaient au plus bas moralement en pensant à ce qui les attendait. Leur maison ne valait déjà plus grand-chose et ils craignaient de tout perdre, comme beaucoup d’autres, lorsque la chance leur sourit. Ils profitèrent de la mise en place d’un nouveau plan qui prévoyait l’implantation de sociétés dans la future zone d’aménagement concerté (ZAC). L’idée de créer des zones franches n’était pas nouvelle. Il s’agissait d’attirer des entrepreneurs en utilisant le seul langage qu’ils comprenaient : les aides financières et les exonérations fiscales. Les élus et les pouvoirs publics semblaient incorrigibles, ne tirant aucune leçon des expériences passées qui s’étaient toutes soldées par des échecs. Le processus se répétait sans fin, les patrons encaissaient les subventions puis déclaraient faillite quelques mois plus tard, avant de rebondir ailleurs.

Cette fois-ci, lorsque Claude apprit la création de la ZAC, il saisit sa dernière chance. Il était déterminé à vendre son pavillon à l’un des dirigeants de ces nouvelles entreprises. Il espérait qu’il y aurait parmi eux quelqu’un, qui aurait besoin de se loger à proximité de son lieu de travail. L’opportunité se présenta à sa porte sous la forme d’un chef d’entreprise d’une PME. Lorsqu’il se rendit à l’agence immobilière pour acheter un logement, le directeur, un ami de Claude Martinet, lui proposa leur pavillon qui était en vente depuis deux ans. L’affaire se conclut avec une réduction de 20 % sur un prix déjà très bas pour la région parisienne.

Pour les Martinet, ce fut la fin d’un long calvaire. La promesse d’achat fut officialisée par le notaire, l’acquéreur disposait des liquidités nécessaires pour payer sans faire de prêt, ce qui accéléra considérablement le processus. Deux mois plus tard, les Martinet remirent les clés à leur acheteur.

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Merlot-sur-Mer

Merlot-sur-Mer, une bien belle petite bourgade de quatre mille âmes sur la côte Atlantique située entre Nantes et Bordeaux. Malgré les assauts répétés des promoteurs qui prospectaient le moindre pouce de terrain libre en bord de mer, la commune avait réussi à conserver son aspect village.

C’est en voyageant dans la région que le couple Martinet était tombé amoureux de ce bourg paisible. Les touristes à la recherche d’animations bruyantes préféraient se ruer vers les stations balnéaires d’à côté, laissant aux résidents du hameau, calme et tranquillité. Cela correspondait tout à fait aux désirs des Martinet, qui, après deux années de vacances, à sillonner dans le coin, avaient jeté leur dévolu sur Merlot-sur-Mer.

La revente de leur pavillon à Mantes-la-Jolie n’avait pas été chose aisée, la diminution substantielle qu’ils avaient accordée les obligea à revoir leurs ambitions à la baisse. Le coût des logements en bord de mer était très au-dessus de leurs moyens et la contrainte de quitter leur habitation francilienne dans les deux mois ne leur permettait pas d’attendre un hypothétique retournement des prix dans la région. Ils étaient sur le point de s’exiler à l’intérieur des terres, là où le mètre carré est plus abordable, quand le miracle se produisit. Le hasard fit qu’ils se trouvaient dans l’agence immobilière, le jour où un couple en instance de divorce proposait à la vente leur pavillon. Pressés d’obtenir l’argent, ils n’étaient pas très regardants sur le prix. Pendant que le mari expliquait à la commerciale ses conditions, son épouse était sortie sur le trottoir pour griller une cigarette. Geneviève la rejoignit et entama la discussion. Sa locutrice était d’accord pour baisser le prix à la condition que la transaction se fasse très rapidement. Il ne restait plus qu’à convaincre son conjoint. Celui-ci ayant les mêmes besoins que son ex-femme accepta la proposition des Martinet. Le directeur de l’agence leur demanda de signer une promesse de vente et prit un rendez-vous pour la semaine suivante chez le notaire. Le couple vendeur pressé de mettre un terme à ce semblant d’entente qu’ils avaient affiché devant les autres prit congé des employés et des acheteurs, laissant le soin au personnel de l’agence de faire visiter le pavillon. Le mari monta précipitamment dans sa voiture et démarra sans se préoccuper de son ex-femme qui s’en allait à pied dans la direction opposée.

Le pavillon en plein cœur du bourg, à trois cents mètres de la mer, occupait une position idéale dans la commune. Cerise sur le gâteau, Geneviève et Claude découvrirent lors de la visite qu’ils devenaient propriétaires d’une magnifique piscine. Les vendeurs dans leur hâte de signer le compromis avaient oublié de le mentionner dans le descriptif.

La maison construite sur deux niveaux possédait toutes les commodités au rez-de-chaussée, condition essentielle dans les critères retenus par le couple Martinet pour qui il était hors de question de grimper tous les soirs une vingtaine de marches avant de se coucher. Ce qui était physiquement possible aujourd’hui ne le serait plus lorsqu’ils atteindraient les quatre-vingts ans et ils avaient la ferme intention de rester dans cette maison jusqu’à la fin de leur vie. Le premier étage comportait deux chambres d’amis et une grande terrasse vitrée avec vue sur la mer. L’agent immobilier, en découvrant le bien, poussa un juron. Jamais il n’aurait accepté de vendre un tel bijou à ce prix-là. Il ne put s’empêcher de dire à ses clients :

— Vous avez une sacrée veine, ce pavillon vaut le double de ce que vous allez mettre. Il combine tous les avantages avec une chambre en bas, un étage en cas d’inondation et une piscine. Et cerise sur le gâteau, la vue sur la mer. Difficile de trouver mieux sur la commune.

 

La première saison fut pour le couple un véritable enchantement. Ils s’inscrivirent dans plusieurs associations, un moyen rapide pour faire connaissance. La configuration du terrain se prêtait au cyclisme, ils pouvaient enfin réaliser un rêve vieux de quarante ans en s’achetant deux vélos dans une grande surface spécialisée en articles de sport. Ils partaient souvent le matin avec dans leur sac à dos le casse-croûte du midi à la découverte de la campagne environnante et des sentiers du littoral.

 

Comble du bonheur, leurs enfants trouvèrent un peu de temps pour leur rendre visite. Claude pragmatique dit à sa femme :

— Je suis sûr que nous aurions accepté une bâtisse en pleine campagne, ils ne seraient jamais venus en vacances ici. Ils ont adoré la piscine. L’agent immobilier avait raison, nous avons eu ce jour-là une sacrée chance et dire que le lendemain nous devions signer la promesse pour la fermette à trente kilomètres dans les terres.

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La commune chouchoutait les deux roues et avait ouvert des voies qui leur étaient réservées. La guerre des conducteurs contre les amoureux du vélo n’était pas d’actualité et pourtant, quelques frictions se faisaient sentir ici et là. Les cyclistes empruntaient les sens interdits, sans se préoccuper du danger qu’ils couraient et les automobilistes ne respectaient pas tous les limites de vitesse. Monsieur le Maire, soucieux du bien-être de ses concitoyens, prononça, avec l’approbation unanime de ses conseillers municipaux, l’agrandissement de la zone 30 à tout le centre du bourg.

Chaque mois, la municipalité éditait un bulletin destiné aux résidents. Toutes les informations sur la vie du village trouvaient leur place dans ce petit journal, et la rédaction avait pour tâche de satisfaire la curiosité des lecteurs. Les décisions communales, les festivités à venir, les comptes rendus des événements passés, sans oublier l’espace dédié à la vie associative, constituaient l’essentiel des articles.

Claude, suivant un rituel immuable depuis sa retraite, se levait habituellement vers neuf heures du matin et préparait le petit-déjeuner pendant que Geneviève somnolait, attendant le signal de son mari. Avant d’appeler sa femme, il se précipitait à l’extérieur, peu importe les conditions météorologiques, pour récupérer le courrier. Le 15 octobre, la boîte aux lettres contenait uniquement le bulletin mensuel qui avait été déposé la veille par un employé de la mairie. Bien que le facteur commençait sa tournée par leur rue, il arrivait souvent que les lettres ne soient distribuées qu’après dix heures. À cette heure-ci, il n’était donc pas anormal que la boîte ne contienne aucun courrier, doutant plus que le facteur pouvait être en retard, il était courant de ne pas en recevoir certains jours.

De retour dans la cuisine, il appela Geneviève, qui lui posa la sempiternelle question :

— Es-tu allé chercher le courrier ?

— Oui ! Mais il n’y avait rien, seulement le bulletin de la mairie.

— Laisse voir !

— Oh, regarde le mot du maire ! Tout le centre-bourg est désormais en zone 30, ce qui signifie que nous pourrons prendre la rue des Pommiers à contresens avec nos vélos.

— Comment ça ?

— Lis l’article, en zone 30, les véhicules ne doivent pas dépasser les 30 km/h, ce qui est logique, et les deux roues peuvent emprunter toutes les voies dans les deux sens, y compris les sens uniques pour les voitures.

— C’est génial, nous n’aurons plus besoin de faire le grand tour.

Une demi-heure plus tard, le couple Martinet enfourcha leur bicyclette pour la promenade quotidienne. Faisant confiance aux paroles du maire, ils prirent à contresens la rue des Pommiers. La camionnette de la supérette roulait en direction du couple. Le conducteur, ébloui par la lumière rasante du soleil levant, clignait constamment des yeux pour éviter d’être aveuglé. Sa réaction au premier rayon de soleil fut de s’arrêter, mais il avait des marchandises à livrer et le fait que la voie était en sens unique le rassura et l’encouragea à poursuivre sa route, convaincu qu’il ne croiserait personne. Il roulait à une vitesse modérée et lorsque les deux cyclistes apparurent devant lui, moins d’un mètre les séparait. Son freinage tardif ne changea rien, il percuta violemment Claude Martinet.

Geneviève eut le temps de sauter de la selle pour échapper au sort de son mari. Des piétons se précipitèrent, une femme, apercevant le cycliste à terre, haranguait les passants :

— Cela devait arriver avec tous ces vélos qui ne respectent pas les sens interdits, cela va servir de leçon à tous ces inciviques. Un employé de la mairie, présent sur les lieux, indigné par les propos qu’il venait d’entendre, s’écria :

— Mais madame, vous êtes un monstre, vous ne voyez pas que le pauvre est en train de mourir. Et concernant le sens interdit, ce que vous dites est complètement faux, la rue est en zone 30.

— Et alors, cela ne lui donne pas le droit de prendre un sens interdit. — Avez-vous votre permis de conduire, madame ? — Oui, depuis 40 ans.

— Eh bien, inscrivez-vous à des cours de code de la route, vous découvrirez les nouvelles dispositions. En zone 30, les vélos ont l’autorisation de rouler à contresens, et les propos que vous avez tenus sont ignobles. Si j’étais son épouse, je vous giflerais.

Le SAMU emmena le blessé agonisant tandis qu’un médecin prenait en charge sa femme qui était en état de choc. Claude mourut au cours de son opération à l’hôpital.

Le maire se dépêcha sur les lieux dès qu’il eut connaissance du drame. Il se rendit pour présenter ses condoléances à la veuve qui n’avait pas encore pris conscience du décès de son mari.

Le chauffeur, Adrien Dumont, fut conduit à la gendarmerie pour être entendu et subir un test sanguin. Le résultat du test s’avéra négatif. Le brigadier, qui le fréquentait depuis la plus tendre enfance, s’apprêtait à le relâcher quand le téléphone sonna. Le gendarme décrocha, prit un air solennel et reposa le combiné. — Adrien, j’ai une très mauvaise nouvelle, la victime est décédée. Il ne s’agit plus de blessures, mais de mort sans intention de la donner. Je ne peux pas te laisser rentrer chez toi.

L’employé de la supérette fut inculpé d’homicide involontaire et déféré au parquet. En entendant son ami lui signifier les chefs d’accusation retenus contre lui, Adrien fit un malaise. La faute qu’il venait de réaliser aurait pu être commise par de nombreux conducteurs. À une époque pas si lointaine, on aurait évoqué la fatalité, mais aujourd’hui la fatalité n’avait plus lieu d’être, il fallait forcément trouver un ou des responsables.

Le journaliste qui rédigea l’article, sans nier l’implication de l’employé de la supérette, incrimina les élus qui avaient mis en place la zone 30, en omettant d’informer les administrés en temps et en heure. En raison d’un retard dans la publication, le bulletin avait été distribué le jour même de l’application du décret municipal.

Dans les semaines qui suivirent la parution de la dépêche, des voix s’élevèrent dans la commune pour critiquer le maire qui aurait dû faire preuve de plus de pédagogie. Le chauffeur fit une tentative de suicide après avoir reçu la visite de Geneviève, l’accusant d’avoir tué son mari.

Le maire ne se promenait plus dans les rues comme il en avait l’habitude. Il se précipitait le matin à la mairie et s’enfermait dans son bureau pour échapper aux remarques des habitants. Sa femme ne le reconnaissait plus ; lui, généralement expansif, se taisait et refusait d’accueillir quiconque. Elle le supplia de partir en vacances et de quitter le village pendant un certain temps. Il lui annonça un soir que le lendemain, il devait rencontrer à Paris un conseiller, sans donner plus de précisions. Elle fut soulagée de le voir sortir de cette léthargie. Le lendemain, il prit le TGV pour se rendre à Paris, ou plus exactement à Saint-Ouen-sur-Seine, au marché aux puces. Il avait obtenu l’adresse d’un revendeur d’armes chez qui il se procura un revolver. Il rentra en fin de journée à Merlot-sur-Mer.

Le lendemain matin de son acquisition à Paris, il se dirigea à pied vers la mairie, tenant fermement une petite valise dans sa main gauche. Il arriva un peu plus tôt qu’à son habitude, à une heure où le personnel n’était pas encore présent. Il disposait de quarante minutes pour mettre son projet à exécution. Il ferma la porte à clé avant de s’asseoir dans son fauteuil et rédigea une première lettre à sa femme et une seconde à l’intention de ses administrés. Ensuite, il les glissa dans deux enveloppes en prenant grand soin d’inscrire le nom du destinataire. Il regarda la pendule, qui indiquait huit heures trente. Il sortit le pistolet de la valise et attendit que les engins du chantier se mettent en route. Quand il jugea que le bruit était assez fort pour couvrir la détonation, il pointa l’arme vers sa tempe et appuya sur la détente.

Un employé demanda aux autres :

— Vous avez entendu ce « boum » ?

— Non, tu as dû rêver !


Après la mort de son mari et le suicide du maire, Geneviève sombra dans la folie. Elle fut internée dans un hôpital psychiatrique pour le restant de ses jours.

Le décès du maire fit grand vacarme dans la presse. Les autorités financèrent une campagne publicitaire à la télévision pour expliquer aux millions de conducteurs les nouvelles dispositions du Code de la route. Cette séquence fut particulièrement bien accueillie par les téléspectateurs, qui avaient été touchés par ce drame.

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Date de dernière mise à jour : 22/05/2023

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